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LE DESTIN DES HOMMES

auquel il manquait trois doigts, un pied difforme, pas beau du tout à voir.

Le spectacle de ce malade impotent, abandonné dans cette chambre lugubre, à l’air vicié, était extrêmement pénible et fit pousser de profonds soupirs au vieux Gédéon. L’on avait peine à se voir, car un pauvre rideau de cotonnade fané et déteint était accroché à l’étroite fenêtre et empêchait la lumière d’entrer.

Un lourd silence pesa soudain sur les deux hommes. Ils n’avaient plus rien à se dire et, en eux-mêmes, ils reconnaissaient la vanité de toutes les paroles. Tous deux pensaient à leurs misères, à ces misères qui ne finiraient qu’avec leur vie.

Le vieux Gédéon se leva pour partir.

— Ben, bonjour. Tâche de prendre du mieux.

Ça, c’est des choses qu’on dit pour cacher ce qu’on pense, pour masquer le tragique de ce qu’on entrevoit. Ainsi, avec des mots trompeurs, on chasse la vérité brutale.

— Merci. Bonjour, répondit le diabétique.

Et Firmin Dault retomba à sa solitude et à ses pensées funèbres pendant que le vieux Quarante-Sous reprenait la route. Il s’éloignait, s’en allait devant lui en songeant aux tristes vies de tous ces gens qu’il avait connus jadis lorsqu’il vit un homme d’une quarantaine d’années qui fauchait les mauvaises herbes sur le rebord du fossé longeant le chemin. Il ne le connaissait pas. Alors, pour le faire parler, il lui dit le bonjour et lui demanda :

— C’est toujours le vieux Prosper Marcheterre qui demeure dans la grosse maison en brique, là-bas ?

L’homme releva la tête, regarda le passant qui lui adressait la parole, s’appuya sur la poignée de son manche de faux.