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LE DESTIN DES HOMMES

de son ancienne amie. Maintenant elles se disaient un petit bonjour lorsque le hasard les mettait en présence l’une de l’autre. Un dimanche d’hiver cependant, la mairesse sortant de l’église, après la grand’messe, en même temps que la marchande, risqua une discrète invitation :

— Venez donc prendre le dîner avec nous aujourd’hui.

Pour la veuve Rendon, ce fut comme si on lui offrait l’aumône.

— Merci, répondit-elle. J’ai justement mis un petit rôti de porc frais sur le feu avant de partir pour la messe. Il doit être cuit à point.

La mairesse ne fut pas dupe de ce mensonge. « La pauvre femme », se dit-elle en elle-même, « ça fait sûrement bien longtemps qu’elle n’a pas humé l’odeur d’un rôti qui mijote sur le poêle. »

À table, la mairesse racontait l’incident à son mari. Celui-ci, qui portait une grosse bouchée de viande à sa bouche, répondit :

— C’est pénible, mais qu’est-ce que tu veux, elle n’a jamais eu une once de jugement dans la tête et elle porte aujourd’hui la conséquence de ses actes. Toi, es-tu allée te promener en Floride ou en Angleterre ? T’es-tu acheté des robes et des manteaux chaque semaine ? Non. Hé bien, elle a sa part et toi la tienne.

Et, là-dessus, il mordit dans l’énorme bouchée qui lui gonflait la joue.

Le temps passait, les mois s’écoulaient et le commerce marchait boiteusement. Presque chaque jour la marchande faisait quelques ventes qui lui rapportaient un léger profit. Mais peu à peu elle avait écoulé son fonds de marchandises, ne le renouvelant que partiellement, car il lui fallait vivre, et lentement elle mangeait son capital. Ça c’était