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LE DESTIN DES HOMMES

ce qui lui passait par la tête. Pas pour acquérir ce dont elle avait besoin : elle était de ces femmes qui achètent pour le plaisir d’acheter. Le même mois, deux beaux manteaux de fourrure, des robes, des meubles, et toujours ce qu’il y avait de plus beau. Lorsque les comptes ont commencé à arriver, Moreau est devenu presque fou. Il a essayé de raisonner sa femme, de lui faire comprendre qu’il n’était pas millionnaire, qu’il ne pouvait se permettre ni tolérer de pareilles extravagances. Paroles inutiles. Elle continua d’acheter de plus belle. Les marchandises s’entassaient dans la maison. Alors, pour se protéger, pour ne pas se faire ruiner en folies, il fit paraître un avis dans le journal interdisant aux marchands de lui vendre et déclarant qu’il ne serait pas responsable des dettes qu’elle contracterait. Ben, sais-tu ce qu’elle a fait ensuite pour obtenir un peu de monnaie ? D’abord, elle fouillait dans ses poches, puis lorsque le boucher, l’épicier, le boulanger venaient à la maison pour prendre les commandes de provisions, elle faisait venir deux ou trois fois plus que ce qu’elle avait besoin et revendait en cachette le surplus aux voisins, à moitié prix. Lorsqu’il a constaté la chose, Moreau a défendu aux fournisseurs de rien apporter et il allait lui-même chercher ce dont il avait besoin pour la cuisine. Voyant cela, elle lui a fait la vie dure, le repoussant d’auprès d’elle avec dédain et se refusant à ses épanchements de légitime tendresse. Alors, découragé, il l’a laissée et est revenu vivre seul sur sa terre. Lors donc, elle lui a intenté un procès pour abandon et lui a réclamé une pension alimentaire. Pis, mon fils, elle a gagné et le juge l’a condamné à lui payer cent belles piastres par mois. Cela l’a rendu malheureux et il devenu maigre, chétif, ben triste à voir. Pis, il est mort et la veuve annonce déjà qu’elle va se remarier une troisième fois.