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LE DESTIN DES HOMMES

Il y avait bien six ans que Mme Rendon vivait dans l’affluence avec son salaire de deux mille piastres et, en toute bonne foi, elle s’imaginait que cela continuerait toujours ainsi. Mais un nouveau gérant du département où elle était employée opéra toute une série de changements dans le nombreux personnel et allégua de certains abus qui s’étaient produits dans le passé pour congédier nombre d’employés. Mme Rendon fut du nombre. Ce fut un cruel éveil du rêve dans lequel elle avait vécu. Après les années d’abondance, elle se trouvait subitement sans situation et sans économies. À ce moment elle venait d’entrer dans ses cinquante ans, un âge difficile pour se placer. Évidemment, elle ne pouvait choisir, car elle n’avait rien pour vivre, pour temporiser, se retourner un peu et chercher quelque chose de convenable. Il lui fallait aller au plus pressé. À un salaire de famine, elle entra comme secrétaire dans le bureau d’un vieil avocat qui avait eu naguère une grande vogue, mais qui était bien oublié maintenant et qui ne plaidait que de rares causes. Ce qu’elle gagnait chaque semaine suffisait à peine à payer sa chambre et une maigre pension.

De ce moment, ce fut pour elle le problème du pain quotidien. Dans la jeunesse, ce problème est dur, mais on a le courage, la force et l’espoir en l’avenir, mais lorsqu’on est âgé, c’est un terrible cauchemar. Les choses allèrent passablement pendant quelques semaines, puis un samedi, le patron déclara qu’il ne pouvait ce jour-là lui payer le salaire convenu. Il lui en donnait seulement la moitié. Alors, comme elle regardait d’un air désappointé les deux billets de deux piastres qu’il lui remettait, il décréta : « C’est tout ce que je peux vous donner, je n’en ai pas plus. »

Décidément, le sort était contre elle. Dans cet embarras, la secrétaire fut prise de panique. Que faire ? Elle