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IMAGES DE LA VIE

Je rêvais à cette calamité et mon esprit en proie à la fièvre faisait voyager mon imagination. Peut-être ce cimetière était-il la dernière demeure des condamnés à mort, de ceux qui avaient été des criminels, des assassins, qui avaient été pendus, dont personne ne voulait plus se souvenir, qui avaient été complètement oubliés. Par un reste de charité, on avait planté sur leur fosse des croix anonymes. Probablement que c’était cela.

Dans la maison, on me coucha dans la chambre que j’occupais jadis. Mais les vieux meubles familiers avaient été changés, remplacés par d’autres, presque neufs, et le papier peint sur les murs était différent lui aussi. Je ne reconnaissais pas la vieille demeure des ancêtres. Le voyage avait dû me fatiguer et je me sentais mal. Comme en rêve, je revoyais le champ de croix de bois dans le cimetière envahi par les ronces et les mauvaises herbes dont on apercevait les longues et minces tiges sèches dans la neige livide et blême. Cette vision hantait mon imagination, la troublait. Franchement, j’étais mal, très mal. J’eus un sommeil fort agité cette nuit là.

Le lendemain, comme je paraissais plus mal encore que la veille et que ma compagne était très inquiète, mon frère attela son cheval sur sa vieille carriole et alla chercher le médecin.

« Son pouls est mauvais et son corps est brûlant », déclara-t-il. L’on me fit avaler des remèdes acres et amers.

— Dites-moi donc, docteur, qu’est-ce que c’est que ces croix ? Pour qui sont-elles ? demandai-je, en indiquant de la main le champ en face de la maison, de l’autre côté de la route.

— Ça, c’est une pièce de terre plantée de framboisiers, et les croix que vous voyez sont les tuteurs, les soutiens pour les tiges, répondit le médecin d’un ton indulgent, plein de condescendance, pendant qu’un mince sourire apparaissait sur sa figure.

Mais vous pensez bien que le malade brûlé de fièvre que j’étais ne le crut pas.