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l’extase. Loin de le plaindre, je le proclame heureux : il eut la bonne part des choses de ce monde, il sut admirer.

Je ne parle pas du bonheur qu’il éprouva à réaliser son idéal littéraire en écrivant de beaux livres, parce qu’il ne m’est pas permis de décider si la joie de la réussite égale, dans ce cas, les peines et les angoisses de l’effort. Ce serait une question de savoir lequel a goûté la plus pure satisfaction, ou de Flaubert quand il écrivit la dernière ligne de Madame Bovary, ou du marin dont parle M. de Maupassant quand il mit le dernier agrès à la goélette qu’il construisait patiemment dans une carafe. Pour ma part, je n’ai connu en ce monde que deux hommes heureux de leur œuvre : l’un est un vieux colonel, auteur d’un catalogue de médailles ; l’autre, un garçon de bureau, qui fit avec des bouchons un petit modèle de l’église de la Madeleine. On n’écrit pas des chefs-d’œuvre pour son plaisir, mais sous le coup d’une inexorable fatalité. La malédiction d’Ève frappe Adam comme elle : l’homme aussi enfante dans la douleur. Mais, si produire est amer, admirer est doux, et cette douceur Flaubert l’a goûtée pleinement ; il l’a bue à longs traits. Il admirait avec fureur, et son enthousiasme était plein de sanglots, de blasphèmes, de hurlements et de grincements de dents.

Je le retrouve, mon Flaubert, dans sa Correspondance, dont le premier volume vient de paraître, tel que je l’ai vu il y a quatorze ans dans le petit salon turc de la rue Murillo : rude et bon, enthousiaste et laborieux, théoricien médiocre, excellent ouvrier et grand honnête homme.