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pilote. Il me tendit une main large, mais trop douce pour avoir beaucoup pris de ris et longtemps tiré sur le cordage.

— Tu ne me reconnais pas ? me dit-il.

Si, je le reconnaissais, mon excellent ami Fernand Calmettes, le témoin de ces années de jeunesse dont le goût fut tant de fois amer et dont le parfum reste si doux dans le souvenir ! Heureux que nous étions alors ! Nous n’avions rien et nous attendions tout. Si, je le reconnaissais, mon vieux compagnon d’armes ! Oui, compagnon d’armes, car, en 1870, nous avons fait la guerre ensemble, Fernand Calmettes et moi, comme simples soldats, dans un régiment de la garde nationale mobilisée, sous les ordres du brave capitaine Chalamel. Portant côte à côte le képi à passepoil rouge et la vareuse à boutons de cuivre, nous défendions Paris de notre mieux, mais je dois convenir que nous étions des soldats d’une espèce particulière. Il me souvient que, pendant la bataille du 2 décembre, placés en réserve sous le fort de la Faisanderie, nous lisions le Silène de Virgile, au bruit des obus qui tombaient devant nous dans la Marne. Tandis qu’à l’horizon de la campagne grise et nue les batteries prussiennes faisaient traîner des flocons blancs au-dessus des collines, tous deux, assis sur la berge, près des fusils en faisceaux, nos fronts penchés sur un petit Virgile de Bliss, que j’ai encore et qui m’est cher, nous commentions cette genèse que le poète, par un délicieux caprice, enchâssa dans une idylle. « Il chante comment dans le vide immense furent condensées les