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yeux vers le sillon que la nuit couvre à demi, et dont je m’éloignerai demain avant le jour.

Oui, le langage humain sort de la glèbe : il en garde le goût. Que cela est vrai, par exemple, du latin ! Sous la majesté de cette langue souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium. De même qu’à Rome les temples circulaires de marbre éternisent le souvenir et la forme des vieilles cabanes de bois et de chaume, de même la langue de Tite-Live conserve les images rustiques que les premiers nourrissons de la Louve y ont imprimées avec une naïveté puissante. Les maîtres du monde se servaient de mots légués par les laboureurs, leurs ancêtres, quand ils nommaient cornes de bœuf ou de bélier (cornu) les ailes de leurs armes ; enclos de ferme (cohors), les parties de leurs légions, et gerbes de blé (manipulus), les unités de leurs cohortes.

Et voici qui nous en dira plus sur les Romains que toutes les harangues des historiens. Ces hommes laborieux, qui s’élevèrent par le travail à la puissance, employaient le verbe callere pour dire être habile. Or, quel est le sens primitif de callere ? C’est avoir du cal aux mains. Vraie langue de paysans, enfin, celle qui exprime par un même mot la fertilité du champ et la joie de l’homme (lœtus), et qui compare l’insensé au laboureur s’écartant du sillon (lira, sillon ; deliare, délirer) !

Je tire ces exemples du livre de M. Arsène Darmesteter sur la Vie des mots. Le français pareillement