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dividu a diminué constamment par le fait même que la population augmentait et qu’augmentait aussi ce qu’on appelle par une hyperbole bien en vogue la richesse publique, qui n’est en vérité que la richesse de quelques-uns. Lorsque, par suite d’événements que nous avons résumés dans une étude précédente, la terre passa aux mains des usurpateurs ; lorsque les points principaux de communication furent occupés non pas par des guerriers à la moyen-âge, mais par des entrepreneurs et des boursicotiers ; lorsque le travail fut chassé de la maison et renfermé dans la fabrique sous la direction des exploiteurs et des compagnies, la liberté s’éclipsa, elle fut perdue de fait, sinon de droit, pour la masse du peuple, et l’administration des intérêts collectifs (res publica) céda la place au gouvernement, — la chose de ceux qui ont quelque chose. Le nombre des places publiques, le revenu des impôts et, en général, le domaine du gouvernement s’accrurent de jour en jour ; et il en fut du gouvernement comme des chemins de fer et autres entreprises qui, au fur et à mesure que leur ressort s’étendait, se sont consolidés aux mains d’un nombre toujours plus restreint de personnes. Le parallélisme entre l’évolution économique et l’évolution politique ne pourrait être plus évident.

Mais il y a plus qu’un parallélisme. Le pouvoir gouvernemental est sorti et sort tous les jours des entrailles de la propriété capitaliste. Aux États-Unis, cela se voit mieux qu’ailleurs. Loin des centres habités, sur les terrains vagues où la loi n’a pas encore pénétré, la situation est très nette. Il n’y a que la mine ou la fabrique et le shanty (baraquement des ouvriers). Le patron (souvent une compagnie) est à la fois pouvoir civil et militaire. Il délègue son autorité au contractor et à l’argousin, qui font souvent une seule personne, ayant droit de vie et de mort sur les ouvriers. Dans les régions minières, les compagnies ont organisé une police privée qui s’appelle police du fer ou du charbon, d’après la nature de l’exploitation. En cas de besoin, comme à l’occasion de grèves, on a recours à la Compagnie de Pinkerton, qui fournit des soldats mercenaires. C’est le gouvernement privé, d’homme à homme, sans formes législatives ou judiciaires, le faustrecht.

Plus près de l’habitat, autour des grandes villes, les rapports s’étendent et se compliquent, sans pourtant s’adoucir. Des villages entiers appartiennent à un seul individu, à un Bennett ou à un Pullman : les ouvriers logent dans les maisons du maître, reçoivent leurs salaires en monnaie du maître, vont acheter leurs victuailles au store du maître. Le maître est à la fois entrepreneur, propriétaire, banquier, et naturellement aussi législateur, juge et policier, en ce qui le concerne. Le gouvernement c’est encore lui.

Les rapports s’étendent et se compliquent davantage. A côté des maisons