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— Oui, mais elle peut être appliquée très différemment.

Si Pavlenkow eût été un criminel de droit commun, le procureur aurait déployé moins d’éloquence pour le présenter au tribunal comme un être exceptionnel, et il n’eût pas encouru cette forte condamnation ; on l’aurait envoyé en Sibérie, ce qui n’est pas un si grand malheur après tout : on y vit comme ailleurs, et il y a maintenant tant de « politiques » en Sibérie qu’ils y sont presque une force ; les autorités sont même parfois obligées de compter avec eux et il ne faut pas conclure que, parce qu’on est exilé, tout espoir soit perdu. Les condamnés peuvent se voir et correspondre avec leurs amis, et si leur situation devient intolérable, ils ont toujours la fuite comme dernière ressource. On sait que nombre d’entre eux sont parvenus à s’évader. Mais le gouvernement a réservé aux criminels politiques particulièrement dangereux une pénalité autrement cruelle, celle de l’incarcération dans le ravelin d’Alexis, dépendance de la forteresse Pierre et Paul.

Si l’on trouve bon d’en finir avec eux, ce n’est pas en Sibérie qu’on les envoie, c’est dans ce ravelin, à Saint-Pétersbourg même, sous les yeux de l’autorité.

Là, pas d’indulgence, pas de faveur ; le système cellulaire y est appliqué rigoureusement ; subir cette peine, c’est être enseveli vivant, sans rapports possibles avec les autres détenus ni avec ses amis du dehors, c’est rester seul au monde. Malgré le sans-gêne de nos maîtres, ils condamnent rarement à mort. Que dirait-on à l’étranger ! Mais ils ont le ravelin d’Alexis. L’effet produit n’est pas le même, mais le résultat est identique. Combien a-t-il englouti de condamnés politiques ce ravelin ? A-t-on jamais entendu dire qu’un seul en soit sorti ? Après un mois ou deux tout au plus, on écrit aux parents qu’un tel ou qu’une telle ont paisiblement rendu leur âme à Dieu, ou bien qu’ils sont devenus fous ou se sont suicidés. On dit que personne n’a pu supporter ce supplice pendant plus de trois ans. C’est à ce ravelin maudit qu’était destiné Pavlenkow.

Véra s’arrêta, pâle d’émotion ; sa voix tremblait et des larmes perlaient à travers ses longs cils.

— Mais comment pouvais-tu le sauver ? demandai-je avec impatience.

— Attends, tu vas l’apprendre, continua Véra, redevenue calme. Dès que je connus le sort qui lui était réservé, je ressentis une immense pitié ; jour et nuit ma pensée ne le quittait pas. J’allai voir un avocat pour savoir s’il n’y avait rien à faire. Absolument rien, me répondit-il ; encore s’il était marié il y aurait quelque espoir, car, d’après nos lois, la femme a le droit de suivre son époux aux travaux forcés, si tel est son désir ; elle peut adresser une supplique à l’empereur, demandant à accompagner son mari en Sibérie, et il arrive que l’empereur dans sa bonté lui accorde sa demande. Par malheur, Pavlenkow est célibataire.