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cet esprit subtil, cette coquetterie ? Peut-être un souvenir du passé ? Grattez la nihiliste et vous trouverez la grande dame !

Cependant cette animation dura peu : tout à coup Véra devint silencieuse, ses yeux prirent une expression de tristesse, presque de mépris.

— S’en iront-ils bientôt ? J’ai à te parler de choses graves, me dit-elle tout bas.

Par bonheur, les visiteurs commençaient à se retirer.

— Véra, qu’as-tu ? Je ne te reconnais plus ? lui demandai-je dès que nous fûmes seules.

Pour toute réponse Véra me montra une alliance à l’annulaire de sa main gauche.

— Véra ! tu te maries ? m’écriai-je surprise.

— C’est déjà fait ! Aujourd’hui, à midi, je me suis mariée.

— Véra, que dis-tu ? Où est ton mari ? fis-je absolument décontenancée. Son visage s’illumina subitement. Un sourire extatique errait sur ses lèvres.

— Mon mari est en prison. J’ai épousé Pavlenkow.

— Mais tu ne le connaissais pas ! Où vous êtes-vous rencontrés ?

— Nulle part. Je l’ai vu de loin pendant le procès et, aujourd’hui, un quart d’heure avant la cérémonie, nous avons échangé quelques paroles.

— Mais, enfin, que veut dire tout cela ? continuai-je sans rien comprendre. Est-ce le coup de foudre de Juliette pour Roméo ? Est-ce pendant le véhément discours du procureur que tu t’es prise de passion pour Pavlenkow ?

— Ne dis pas de sottises, fit Véra, m’interrompant sévèrement. Il ne s’agit pas de passion. Je l’ai épousé parce que je devais le faire : c’était l’unique moyen de le sauver.

Je me taisais, tout en continuant à interroger du regard. Véra s’assit au bout du canapé et, sans se presser ni s’émouvoir, comme elle eût parlé des choses les plus ordinaires :

— Voici : Après le jugement, j’eus une longue conférence avec les avocats. Tous étaient d’avis que le sort des condamnés n’avait rien de terrible, sauf celui de Pavlenkow. Le maître d’école succomberait bientôt, sans doute ; mais il serait aussi bien mort en liberté, étant au dernier période de la phtisie. Les autres iraient en Sibérie, d’où ils reviendraient après avoir fait leur temps, pour se dévouer de nouveau à la cause. Quant à Pavlenkow, mieux eût valu une condamnation à mort : au moins il n’aurait pas souffert longtemps. Mais vingt ans de travaux forcés, ce serait un long supplice.

— Bien d’autres ont été condamnés à cette peine, hasardai-je timidement.