Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/465

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’entreprise. On lâchait les troupeaux dans les pacages de cent, deux cents, trois cents kilomètres carrés, qu’avec le temps on subdivisait en clos et ranches. Les pasteurs racolés au pénitencier tenaient à distance les dingos et les indigènes.


— À propos… comment les colons avaient-ils obtenu ces mines, pacages et prairies ?

— Par la grâce de Dieu. Au début, on y mettait quelques façons. Ainsi, en 1835, John Batman, débarquant à Port-Philipp, s’était fait céder par les naturels une étendue de 2, 400 kilomètres carrés, en échange de plusieurs couvertures et divers menus objets. John Batman fut un monsieur très honnête si on le compare aux voisins qui s’installèrent à côté, s’adjugeant vallées et collines. Il ne leur en coûtait guère. Ils montaient à cheval avec de bons compagnons, racolaient au dépôt de joyeux forçats, galopaient aux sauvages, envoyaient quelques prunes dans le tas. Même il leur suffisait de s’annoncer par quelques coups de fusil, de regarder d’une certaine façon et la négraille se garait ; si elle était sage, ils arrivaient, regardaient à droite, à gauche : « Voyez ce terrain fertile qu’arrose un ruisseau, vous installerez votre chalet sur la tuque boisée. Incendiez le broussis, débitez les gros arbres en planches pour baraques et hangars. Lâchez sur la terre du Bon Dieu le taureau et les génisses, le bélier et les brebis. Croissez et multipliez ! »

La colonisation se fit sur le principe que la terre australienne étant res nullius — dite en latin l’assertion a grand air et semble indiscutable — ou « la chose de personne », relevait du gouvernement qui, moyennant achat ou redevance, l’attribuait au premier occupant, pourvu que le premier occupant ne fût pas un nègre. La couronne récompensait la bonne conduite des forçats en leur distribuant des bons portant donation de deux à trois hectares. Un convict cabaretier troquait ces bons contre de petits verres et mourut propriétaire à Sydney de quartiers entiers, valant alors une trentaine de millions. Au nom de Victoria, reine de la Grande-Bretagne, l’administration parcelait, concédait le sol à telles et telles conditions, vendait ce qui ne lui avait rien coûté. L’immigrant avançait, l’aumaille augmentait, les noirs disparaissaient. Sur un si vaste territoire l’aborigène ne regardait pas aux kilomètres carrés ; il accueillait le nouvel arrivant avec bienveillance, ne se lassait pas de regarder cet homme venu de par-delà les nuages avec la foudre dans un roseau, mirait ces énormes quadrupèdes cornus, ces grandes vaches dont on emportait de pleins sceaux de lait ; il jubilait de voir les fringants étalons, les poulains bondissant autour des juments. Tel un ramier, couvant sa nichée dans un eucalypte à cent pieds au-dessus du sol, suit avec intérêt le manège des bûcherons qui attaquent l’arbre immense