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est entassée. L’odeur lourde de tous ces vêtements imprégnés de sueur, de ces chaussures humides se mêle à la fumée des cierges et à l’âcre parfum de l’encens. L’air commence à manquer, les poitrines se soulèvent d’un effort toujours plus douloureux, et cette souffrance physique venant se joindre à la tension de l’attente, devient un martyre insupportable et fait naître un sentiment d’effroi inconscient.

Le prêtre s’avance, le crucifix à la main. Une demi-heure se passe avant que tous les assistants l’aient baisé de leurs lèvres ardentes.

Enfin, voilà le moment ! Le prêtre disparaît un instant dans le sanctuaire, puis revient se placer devant l’autel : il porte dans ses mains un rouleau de papier timbré, auquel est suspendu le sceau gouvernemental.

— Cela va-t-il enfin commencer ! murmure nerveusement la comtesse en serrant le bras de son mari d’un geste convulsif. Un long et profond soupir s’élève dans l’église comme si toute cette foule n’avait eu qu’une seule et même poitrine.

Il se produit à cet instant un tumulte inattendu. La foule de ceux qui n’avaient pu entrer était restée tranquille dans le parvis pendant la messe ; mais elle n’y tient plus maintenant et de proche en proche la vague humaine se brise sur les degrés de l’autel. On entend des cris, des jurons, des gémissements de femmes et des pleurs d’enfants.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Ayez pitié de nous ! gémit la comtesse, remplie d’effroi, bien que, protégés par le chœur, ni elle ni les siens ne courussent aucun danger.

L’ordre est bientôt rétabli ; un silence pieux règne de nouveau dans l’église. Tous écoutent avec avidité, retenant leur respiration ; on n’entend plus qu’un sifflement étouffé qui sort parfois de la poitrine d’un vieillard asthmatique, ou le cri d’un nouveau-né que sa mère berce pour l’apaiser aussitôt.

Le prêtre lit lentement, d’une voix chantante, en traînant les mots comme il a l’habitude de lire l’évangile.

Le manifeste porte l’empreinte officielle, le style en est lourd et obscur. Les paysans écoutent de toutes leurs forces, mais ce document — pour eux parole de vie ou de mort — ne contient que des mots vides de sens et n’arrivant pas jusqu’à leur cerveau. L’idée générale reste obscure, et à mesure que la lecture approche de sa fin, la tension passionnée de leurs visages disparaît peu à peu pour faire place à l’inquiétude et à un effroi hébété.

Le prêtre a fini. Les paysans restent là sans savoir s’ils sont libres ou s’ils ne le sont pas et surtout sans avoir reçu de réponse à cette question brûlante et vitale pour eux : À qui sera la terre désormais ?

La foule quitte l’église en silence, la tête basse.