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résultat de les faire livrer à la police par les fabricants et les cabaretiers, même par les paysans. Quelque inoffensifs qu’ils fussent, le gouvernement traita ces ennemis pacifiques avec la dernière rigueur pour mettre un terme à tout essai de propagande. L’ordre fut donné d’arrêter les suspects (et il suffisait pour l’être de porter le costume de paysan) ; puis on les renvoyait à Saint-Pétersbourg afin d’y passer en jugement. La plupart ne se connaissaient pas, et cependant on les traitait comme complices d’une même conspiration.

Cette fois encore on ne procéda pas autrement.

Le pouvoir voulait frapper les esprits par l’inflexibilité du jugement et par la dureté de la peine. L’affaire ne serait pas portée devant le jury, mais devant un tribunal spécial nommé à cette effet. Cependant, chaque accusé aurait le droit de se faire défendre et les portes seraient ouvertes au public. Évidemment on n’avait pas su comprendre en haut lieu que dans un immense pays tel que la Russie, manquant de voies de communication et privé de la liberté de la presse, les procès politiques constituent le moyen de propagande le plus sûr. Beaucoup de jeunes gens, impatients comme Véra de servir « la cause », n’en auraient pas trouvé le moyen pendant de longues années, si des procès politiques ne leur avaient appris de temps à autre où ils devaient chercher les « vrais » nihilistes.

Règle générale, les accusés de cette catégorie éveillent la plus vive sympathie dans les milieux les plus différents. Ne pouvant avoir de rapports directs avec eux, on entre en relations avec leurs parents et leurs amis ; c’est par ceux-ci que se nouent les rapports, que la confiance et l’amitié s’établissent entre les accusés et leurs admirateurs. Aussi n’est-il pas surprenant qu’après chaque procès politique se répète le fait rapporté par les anciennes légendes russes : dix combattants surgissent à la place laissée vacante par un de leurs frères…

Véra subit l’influence générale. Dès la première nouvelle du procès, chaque numéro de la Gazette officielle devint pour elle un sujet d’études. Elle savait par cœur les noms des détenus, ainsi que ceux de leurs avocats, et elle s’empressa de profiter de toutes les occasions qui s’offrirent de lier connaissance avec leurs familles.

C’est ainsi que s’ouvrit devant elle le large champ d’activité, auquel elle aspirait depuis si longtemps. Soixante-quinze familles plongées dans le désespoir et la misère avaient besoin de son aide. Elle allait enfin connaître ceux dont elle partageait les idées et les sentiments.

Il va sans dire que, toute à ses nouveaux amis, elle cessa d’assister aux cours et ne vint plus me voir qu’à de rares occasions, lorsqu’il s’agissait de secourir ceux qui lui étaient devenus si chers. C’était une collecte à faire, un