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ment que lorsque les hommes, mettant tous leurs biens en commun, aboliront l’autorité et la propriété.

C’était pour elle un axiome n’admettant aucune réplique, ne demandant aucune preuve. Pourquoi dès lors poser ces questions de salaire, crédit, l’offre et la demande, etc.? Elles ne servent qu’à détourner les hommes d’une étude plus sérieuse. De notre temps, nul n’a le droit de se demander : Quel doit être mon but personnel ?

Il s’agit de chercher d’abord par quelle voie on atteindra le but commun ! Pour les Russes, il n’y en a pas d’autre que la révolution politique et sociale !…

Voilà ce que me répétait Véra. Mais si mes conseils n’étaient pas toujours bien accueillis, notre amitié n’en était pas moins vive, et je subissais le charme étrange qui se dégageait de toute sa personne. Les traits de son visage étaient si purs, ses mouvements si gracieux et si harmonieux, il y avait tant de sincérité et de spontanéité dans sa manière d’être, que sa seule présence me causait une inexprimable satisfaction morale. Mais je ne pouvais m’empêcher de discuter avec elle, essayant de développer son intelligence et souffrant de la trouver si indifférente aux questions de science et de progrès.

De son côté, elle me témoignait une affection sincère, malgré mon enthousiasme pour l’étude des mathématiques. Il lui semblait qu’un mathématicien est un être bizarre s’obstinant à résoudre des rébus chiffrés, auquel on peut pardonner son inoffensive manie tout en la déplorant quelquefois. Nos rapports fréquents pouvaient donc donner lieu à certaines réserves de part et d’autre, sans que notre affection mutuelle en souffrît.

Le temps passait et Véra, qui n’avait encore rien fait pour atteindre son but, se désespérait de ne pouvoir trouver un moyen de se sacrifier à la cause. Sa santé s’altérait, ses joues devenaient pâles et l’expression de ses grands yeux pensifs se faisait de plus en plus sombre et mélancolique.

Je me souviens qu’une fois, par une riante matinée d’hiver, nous nous promenions sur la perspective Nevsky. Le ciel était bleu, le soleil prodiguait ses rayons, les glaces des magasins avaient des reflets d’argent. Il nous semblait que nous marchions sur un tapis lumineux qui nous renvoyait ses mille paillettes étincelantes. L’air était pur et vivifiant. Nous avancions avec peine malgré la largeur des trottoirs, car les promeneurs étaient nombreux ; hommes, femmes, enfants, le visage coloré par le froid, paraissaient tous éprouver la joie de vivre.

— « Et dire que parmi ces gens se trouvent peut-être ceux que je cherche ! » s’écria tout à coup Véra. » Chaque fois qu’il m’arrive de rencontrer une personne sympathique, je suis tentée de l’arrêter et de lui demander si elle n’en est pas ?