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Véra sut tout de suite par cœur la lettre de Wassiltzew et pourtant il ne se passait pas de jour sans qu’elle lût et relût le précieux papier. Toute une semaine elle vécut de cette joie, puis elle vécut de l’attente d’une prochaine lettre.

Comme tous ceux qui n’ont qu’une pensée, qu’un intérêt unique, et qui, de plus, doivent se contenter d’un rôle passif, elle devint superstitieuse.

Dans le moindre fait elle voyait un bon ou un mauvais signe et prenait l’habitude de chercher partout des présages. Se réveillant, le matin, il lui venait à l’idée que si, en entrant dans la chambre, Anissia commençait par lui souhaiter le bonjour, cela voudrait dire que tout allait bien et qu’elle recevrait bientôt une lettre ; mais que si, au contraire, Anissia allait d’abord à la fenêtre soulever les rideaux, ce serait un mauvais signe. Dès que cette pensée absurde avait traversé son cerveau, elle se mettait involontairement à attendre avec des battements de cœur l’entrée de sa femme de chambre ; et pendant toute la journée elle se sentait triste ou gaie, selon la réponse de l’oracle.

Malgré toutes les difficultés, Wassiltzew avait trouvé moyen d’envoyer trois lettres au cours de l’été et de l’automne. Quand il put se convaincre qu’elles parvenaient à destination, il écrivit peu à peu avec plus de liberté et de laisser-aller. La dernière lettre fut particulièrement tendre et encourageante. Il s’y plaignait incidemment d’une toux persistante, mais en somme il semblait se trouver dans une heureuse disposition d’esprit : pour la première fois, il parlait de l’avenir d’une façon précise.

« On me fait espérer, écrivait-il, que mon exil va finir. Et même si cet espoir ne devait point se réaliser, il est certain que dans deux ans et demi tu seras majeure et pourras disposer de ton sort. Mon enfant adorée ! Si tu savais à quels rêves insensés se livre parfois ton vieil ami qui t’aime comme un fou ! »

Après cette lettre, Véra ne se sentit plus de joie. Elle ne doutait plus de l’avenir. Deux ans et demi, ce n’est pas l’éternité ; ils passeraient et, alors, rien au monde ne pourrait la retenir loin du bien-aimé.

— Hélas ! Cette lettre bienheureuse fut la dernière. Le marchand, obligé de partir pour affaires, avait promis que son commis ferait passer la correspondance ; cependant, les semaines se suivaient sans apporter de nouvelles. Véra croyait si fermement au bonheur qu’elle ne s’alarma pas tout de suite ; elle inventait mille raisons pour s’expliquer ce retard, mais peu à peu l’inquiétude la prit et finit par l’envahir ; toutes ses pensées se concentraient sur un seul désir : recevoir une lettre. Pendant le jour, elle prêtait continuellement l’oreille au moindre bruit venant du dehors ; pendant la nuit, elle n’avait pas d’autres rêves.