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la prostitution en russie

Les vieilles prostituées, après avoir arpenté toutes les rues, racolé sur tous les boulevards, dans tous les théâtres, les concerts, les bals, tombent, lorsque arrive pour elles l’heure fatale de la laideur et de la décrépitude, dans des bouges affreux. On en voit de cinquante et de soixante ans qui, à la porte des ateliers, s’efforcent d’attirer des hommes auxquels, pour 50 centimes, elles offrent de partager leur grabat, souvent même les pauvres créatures se prêtent à deux ou trois mâles à la fois.

Rue des Anglais, près de la place Maubert, existe le célèbre cabaret du Père Lunette, bien connu de tous les étudiants qui viennent le visiter en curieux. Il comprend deux pièces : la première est meublée d’un petit comptoir et de plusieurs tonneaux, sur lesquels trônent, reines déchues, les vieilles prostituées en haillons qui demandent aux clients l’aumône de quelques sous ou d’un petit verre. La seconde chambre, petite comme la première, possède des bancs et des tables : elle est destinée aux clients. Les murs sont remplis de tableaux obscènes, sur les tables sont incrustés des noms de souteneurs et de filles publiques. Pour entrer dans cette pièce, il faut payer un sou. Entre minuit et deux heures, alors que les clients des deux sexes sont mortellement ivres, on peut voir plusieurs de ces vieilles prostituées prodiguer au consommateur généreux des caresses de toutes sortes. Les habitués de ce bouge, accoutumés à ces scènes, n’y font même pas attention.

Non loin de là se trouve le Château rouge, de patibulaire réputation, refuge de souteneurs et de prostituées, véritable souricière qu’entretient soigneusement la police. Les établissements de ce genre foisonnaient autrefois autour de la place Maubert ; les travaux d’embellissement de la capitale les font disparaître sur un point pour les faire renaître sur un autre, à peu près sous la même forme. Les parias, refoulés de plus en plus du centre de la ville, vont porter leurs vices et leurs misères dans la périphérie. Peut-il en être autrement sous un régime social qui, consacrant l’accaparement de la richesse par un petit nombre d’individus, force les autres à se vendre pour ne pas mourir de faim. Parmi les femmes, esclaves depuis si longtemps, un petit nombre, plus éclairées ou plus indépendantes d’esprit que les autres, regimbent contre le joug et réclament les mêmes droits que le sexe fort. Mais tant que l’homme lui-même sera esclave, la femme ne pourra être libre. On ne peut améliorer la situation d’une partie de l’humanité sans reconstruire la société de fond en comble.

N. Nikitine