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Cette pensée sèche les larmes de Véra ; elle se lève comme si de rien n’était, s’habille, cause tout le jour comme à l’ordinaire ; elle rit même.

Parfois elle parvient à oublier ce qui s’est passé ; mais elle continue à éprouver au cœur cette même douleur sourde, lancinante et inconnue jusqu’alors.

Enfin arrive le jour de la leçon.

— Que va-t-il se passer ? pense Véra et elle se sent glacée à l’idée de revoir Wassiltzew.

Vers trois heures arrive un petit garçon de la maison voisine avec une lettre de son maître qui ne se sent pas bien et prie qu’on l’excuse de ne pouvoir donner sa leçon.

— Grâce à Dieu ! se dit Véra avec un sentiment de soulagement.

Et la vie de jadis, décolorée, pleine d’ennui, recommence pour elle.

Elle erre de nouveau pendant des journées entières d’une chambre à l’autre ne sachant que faire et qu’entreprendre. Elle n’a rien dit et pourtant ses sœurs soupçonnent quelque chose et la persécutent de questions blessantes. Véra évite leur société le plus possible.

Ainsi passe une semaine, et une autre commence. Wassiltzew ne vient toujours pas.

— Il ne viendra plus jamais, se disait Véra chagrine et presque irritée. Cependant, un jour où seule dans la chambre d’études elle feuilletait distraitement ses livres, elle entendit dans le corridor un bruit de pas bien connus.

Le sang lui afflua au cœur ; un instant il lui sembla qu’il avait cessé de battre. Son premier mouvement fut de fuir, mais avant qu’elle eût pu mettre son projet à exécution, Wassiltzew entra dans la chambre.

Il avait l’air tranquille et bienveillant, comme si rien ne s’était passé, et ces interminables journées n’avaient rien changé à sa manière d’être.

Et Véra ? Elle l’avait haï pendant cette semaine, mais en ce moment un sentiment de joie intense, délirante remplissait son être. Elle avait encore honte, douloureusement honte, et cependant le bonheur débordait.

— Véra, ma petite amie, cela ne peut continuer ainsi ! Sa voix était calme et caressante, comme s’il se fût adressé à une enfant. Il s’est passé entre nous un petit malentendu — fort désagréable — mais nous allons causer longuement, une fois pour toutes, et puis nous oublierons et serons des amis comme auparavant.

J’ai quarante-trois ans, ma petite Véra ; je suis vieux, j’ai trois fois votre âge ; vous pourriez être ma fille, mais non ma femme. Vous aimer serait non seulement stupide, ce serait lâche de ma part. Heureusement que jamais la pensée ne m’en est venue. Mais je vous ai voué une amitié pro-