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dérer cet intéressant personnage, envoyé par le ciel, comme leur propriété. Il était garçon, et quoique n’étant ni beau ni jeune, — il avait dépassé la quarantaine, — il pouvait cependant passer pour un parti sortable, vu la rareté des épouseurs.

Il est probable que Wassiltzew eût été fort surpris d’apprendre le rôle important que jouait sa personne dans les causeries et les plans de ces demoiselles. Un hasard étrange voulait que, pendant tout l’été, il lui fût impossible de sortir sans les rencontrer l’une ou l’autre dans des costumes fantasques et des poses pittoresques. Tantôt il apercevait l’espiègle Hélène perchée comme un écureuil sur une branche, l’examinant d’un air mutin à travers l’épais feuillage ; tantôt c’était la languissante Lise, nouvelle Ophélie, se penchant rêveusement sur l’étang, une couronne de myosotis dans la main. Il fallait entendre les petits cris effrayés et gracieux que jetaient les deux belles ainsi surprises à l’improviste !

Cependant, ces rencontres n’aboutissaient à rien. Wassiltzew saluait froidement, maladroitement, et passait sans entamer de conversation. Aussi les jeunes filles en vinrent-elles à la conclusion que leur voisin était un ours mal léché.

Mais si des relations amicales ne purent se former entre Wassiltzew et les deux filles aînées du comte Barantzew, il en fut tout autrement avec Véra, et pourtant leur première rencontre n’eut rien de poétique.

Pour trouver une distraction à sa solitude et à l’uniformité de son existence actuelle, Wassiltzew, profitant des derniers jours de l’été, faisait de longues promenades. Mais comme tous ceux qui ne sont pas initiés à la vie de campagne dans les provinces russes, il lui arrivait de courir certains dangers et de se trouver parfois dans des situations périlleuses. Personne parmi ses collègues ne l’avait jamais soupçonné de manquer de courage ; au contraire, ils craignaient continuellement qu’il ne leur fît tort par trop de témérité. Lorsque sa carrière de professeur se termina d’une façon si inattendue, ses amis s’écrièrent avec tristesse : « C’était inévitable ! ce risque-tout ne pouvait que mal finir. » Lui-même avait conscience de sa vaillance. Dans ses pensées les plus intimes — celles qu’on ne dit pas à son meilleur ami — il se voyait parfois accomplissant des prodiges de valeur, et du fond de son cabinet de travail, il prenait part à la défense d’une barricade.

Néanmoins, Wassiltzew n’avait pas confiance qu’en sa propre bravoure : il avait un profond respect pour les chiens du village qui avaient, disait-on, mis en pièces une mendiante au printemps dernier, et pour le taureau qui déjà par deux fois avait enlevé le berger sur ses cornes ; mais il ne tenait pas à faire leur connaissance d’une façon plus intime.