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pidités et vilenies possibles. Et c’est au milieu de cette réalité nouvelle, ou plutôt ancienne, mais restaurée, renouvelée et renforcée par la main de fer de l’empereur Nicolas, qu’enfant de quatorze ans, j’étais comme cadet à l’École d’artillerie.

Extirper jusqu’aux derniers germes de l’esprit libéral dans la société russe, écraser jusqu’à la moindre velléité d’indépendance de sentiments et de pensée dans ses sujets, tel fut le souci principal, l’idée fixe de l’empereur Nicolas, pendant les trente terribles années de son règne. Pour cela il y avait deux moyens : d’abord, la persécution impitoyable de tout ce qui, après la catastrophe de décembre, restait encore d’honorable et d’intelligent en Russie, et ensuite le libre essor donné et la protection accordée à tout ce qui était bas, cruel et brutal, servile et rampant dans ce malheureux pays ; c’était de tuer la nouvelle Russie et de faire revivre l’ancienne. L’empereur Nicolas avait à choisir entre les libéraux et les voleurs de l’État et du peuple, — il choisit naturellement les voleurs. Sous son règne, la canaille bureaucratique remplit tous les recoins de l’empire, pillarde, oppressive, brutale et cruelle pour tout ce qui était en bas, rampante et servile, mais toujours voleuse pour tout ce qui se trouvait en haut, — en un mot, la bureaucratie qu’on rencontre dans tous les pays despotiques, mais seulement doublée de naïveté barbare et d’hypocrisie byzantine.

Sous le règne de l’empereur Nicolas on étouffait en Russie. Toute pensée humaine y était proscrite. Malheur à celui qui osait seulement murmurer contre les infamies commises chaque jour par les satrapes du tzar, — il était immédiatement écrasé. Malheur à celui qui osait penser autrement qu’il n’était ordonné de penser, il disparaissait aussitôt. C’était le règne de la terreur transformée en règle quotidienne de l’administration et du gouvernement.

Tout ce que la société russe avait gagné en civilisation humaine sous Alexandre Ier, elle le perdit sous le règne de l’empereur Nicolas. Tout ce qu’il y avait eu de meilleur, la fleur de la jeunesse nobiliaire, au nombre de quelques centaines d’individus, avaient été enterrés en Sibérie. Le peu qui en restait…

(Ici se termine la douzième page du manuscrit dont la suite m’est inconnue.)

MICHEL BAKOUNINE

Il y a peu à dire sur cette partie du manuscrit ; le même sujet se trouve plus élaboré dans le livre de Herzen : Du développement des idées révolutionnaires en Russie, par Islander (Paris, Nice, 1851, XV, 176 pp.), dédié « à notre ami Michel Bakounine » et qui a été étudié depuis dans toutes ses parties en de nombreuses publications, articles, mémoires, etc. N.