Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/322

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et à montrer leurs femmes et leurs jeunes filles en public. Il avait enlevé violemment des jeunes gens aux familles et les avait envoyé à l’étranger pour y faire leurs études, mais tout cela ne fit que changer extérieurement la vie sociale de la noblesse en Russie, laissant intacte la barbarie intérieure des familles. Les nobles les plus rapprochés de la cour, leurs fils et leurs filles, finirent par apprendre les langues étrangères et par parler le français, surtout comme on le parlait à Versailles, c’est-à-dire comme des perroquets, — finirent par singer les toilettes, les manières, le jargon et les coutumes de l’aristocratie européenne, — tout en restant de lâches valets, des esclaves, des bourreaux, des barbares, et mille fois plus ignobles encore dans cet accoutrement occidental.

Pourtant cette civilisation, quoique importée uniquement dans un but de puissance politique, finit par introduire en Russie autre chose que des formes, — elle lui apporta la grande littérature, la philosophie humanitaire du XVIIIe siècle. Grâce à ce besoin sexuel et politique de coquetterie qui constituait le caractère de l’impératrice Catherine II, amie et correspondante de Diderot, de Voltaire, et qui tenait beaucoup à se faire passer pour un esprit fort, pour une amie zélée de la civilisation et de l’humanité, toutes les œuvres marquantes de ce siècle, les œuvres de Voltaire et l’Encyclopédie, et bien d’autres livres français et allemands furent traduits en russe. Catherine pratiqua cette littérature nouvelle et la mit à la mode. Beaucoup de ses courtisans ne s’en occupèrent que parce que l’impératrice le voulut. On était philosophe comme on était bourreau, par servilité. Mais il se trouva parmi les lecteurs de ces œuvres un groupe d’hommes, d’abord fort peu nombreux, qui les lut autrement, pour qui l’idée lumineuse de ce siècle, l’idée de l’humanité remplaçant la divinité, fut une révélation et devint la base, le principe de la vie, — une religion nouvelle. Ces hommes, parmi lesquels je citerai Novikoff, l’homme principal, l’initiateur enthousiaste de ce groupe, se transformèrent en propagandistes, en apôtres. Ils furent les vrais créateurs de la littérature russe. Ils envoyèrent à leurs frais des jeunes gens en Europe, pour les y faire étudier, dans un autre but que celui de l’État, entre autres l’historien russe Karamain, qui, plus tard, tournant le dos à ses généreux protecteurs, s’était rallié aux grands intérêts de l’État et fut pour ainsi dire le créateur du patriotisme officiel et de (la) rhétorique patriotique, mais qui fut en même temps le premier, en Russie, qui écrivît une prose humaine.

Ils firent pénétrer leur influence dans les universités de Pétersbourg et surtout dans celle de Moscou, qui dès lors devint un centre de propagande humanitaire. Suivant l’exemple des propagateurs contemporains de la même idée en Europe, ils s’étaient organisés en loge maçonnique dans