Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/321

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vain. En Russie, au contraire, depuis la fondation de l’Empire moscovite, jusqu’en 1815, toute l’institution politique a été basée sur l’alliance la plus étroite des intérêts de la noblesse propriétaire avec les intérêts du tzar. Les boyards russes étaient des esclaves volontaires, zélés, absolument dévoués et toujours voleurs du tzar, à condition que ce dernier respectât la tyrannie absolue vis-à-vis de leurs serfs.

De là deux résultats, deux contrastes naturels :

Le premier, c’est que la noblesse polonaise participa de bonne heure, plus ou moins, à la civilisation de l’occident de l’Europe, avec laquelle elle était d’ailleurs reliée par le catholicisme romain.

La liberté est comme l’air, elle vivifie tout. Même exclusive et fondée sur l’iniquité, elle porte des fruits. La noblesse polonaise était fière, chevaleresque et jalouse de sa liberté. Le patriotisme et les vertus civiques fleurirent surtout au milieu de la moyenne et de la petite noblesse, composée de deux ou trois millions d’âmes, et que l’historien polonais Lelewel appelle la démocratie nobiliaire, en l’opposant ainsi à l’oligarchie nobiliaire des plus riches et des plus puissants seigneurs. La Pologne eut de bonne heure une littérature originale et des mœurs civilisés, mêlés d’ostentation et de sauvagerie asiatique, — la noblesse russe était par contre ce que sont toujours les esclaves : bête, ignorante, brutale, voleuse et servile.

Le second contraste est celui-ci : En Pologne, toute la vie, tout le mouvement politique, les luttes pour l’indépendance et pour la liberté s’étaient concentrés dans la classe nobiliaire. Depuis 1042, époque de la dernière révolte des paysans polonais contre leurs seigneurs et contre le christianisme, qui leur fut imposé comme la religion des seigneurs, le peuple de la Pologne, muselé par le joug de l’aristocratie et démoralisé intérieurement par le poison héréditaire de l’enseignement et du culte catholiques, ne se révolta plus jamais. En Russie ce fut tout le contraire. La noblesse fut une esclave intéressée, volontaire. Les paysans se révoltèrent toujours et continuent encore de se révolter, — d’où il résulte clairement que tout l’avenir du monde russe est en eux, — vérité incontestable et que je crois avoir suffisamment développée dans mon discours de Berne sur la Russie ; je t’en ai donné plusieurs exemplaires.

La civilisation occidentale introduite réellement en Russie par les réformes despotiques de Pierre le Grand, — despotiques et aussi brutales que le monde qu’elles tendaient à transformer, — cette civilisation que le tzar réformateur avait importée chez nous, non en vue de l’humanité, mais seulement en vue de la constitution et de la consolidation de l’État, resta longtemps une chose tout à fait extérieure et pour ainsi dire morte. Le tzar avait bien forcé les boyards à raser leurs barbes, à fumer le tabac,