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de barbares, cette civilisation leur est apparue de son côté le plus sublime, le plus grandiose, cachant à leurs yeux son côté mesquin, quotidien, si bien connu des peuples occidentaux de l’Europe ; elle leur est apparue comme une nouvelle religion, comme le culte de l’humanité. Elle les a enflammés et en a fait des martyrs et des héros. La première formation de la conspiration décembriste date de 1816, époque du retour de notre armée en Russie, après la chute de Napoléon. Dans leurs campagnes à travers l’Allemagne et la France, les jeunes officiers russes avaient été en rapports fréquents avec les étudiants allemands membres du « Jugendbund » et avec les représentants du libéralisme français, voire même d’anciens républicains. Ils en importèrent les idées en Russie, et ces idées, grâce à un sol vierge, s’y développèrent même avec plus d’énergie que dans les pays où elles avaient pris naissance. C’est ainsi qu’en Espagne, je suis convaincu, l’Association internationale prendra un caractère plus énergique, plus grandiose que partout ailleurs en Europe.

Pendant dix ans, de 1815 à 1825, il y eut une véritable naissance à la vie politique et sociale, à l’humanité, au sein de la société nobiliaire en Russie. Jusque-là la noblesse russe, caste bureaucratique héréditaire, esclave volontaire du tzar et propriétaire féroce des esclaves qui travaillaient sur ses terres, n’avait été rien, depuis le commencement de son histoire, qu’une vile brute, privée de toute idée, noyée dans les plus stupides préjugés, et dans la double honte d’un servilisme infâme et d’un despotisme atroce. Jamais jusque-là elle ne s’était révoltée contre les tzars, et c’est là surtout ce qui constitue la profonde différence qui a toujours existé entre le développement de la vie politique en Russie et en Pologne.

Le fond de l’histoire polonaise et de l’histoire russe est le même : c’est l’esclavage des paysans. Car les Polonais auront beau dire le contraire, il est certain que leurs paysans ont été des esclaves au même degré que les nôtres, et on peut même dire, sans manquer à la vérité et à la justice, que le mépris de leur noblesse pour la masse asservie des paysans, pour ces malheureux chlopy (serfs), fils de Cham (Chamy), était encore plus arrogant que celui de la noblesse russe pour les siens. Il y a eu seulement cette différence énorme, essentielle entre les deux pays, qu’en Pologne l’esclavage des paysans a servi de fondement à l’institution de l’indépendance, de la liberté, de l’anarchie nobiliaire ; tandis qu’en Russie, dans l’État moscovite, l’esclavage des paysans devint la base de l’esclavage nobiliaire, de la puissance du tzar, de l’État. En Pologne, les rois toujours muselés et pour ainsi dire muselés par la puissance collective de la noblesse, s’étaient efforcés à plusieurs reprises, suivant en cela l’exemple des monarques de l’Occident, de s’allier avec les paysans contre les nobles, mais toujours en