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laissé un assez grand nombre de produits de leur travail, pour pouvoir, en les comparant avec les vestiges des temps dont il subsiste moins d’éléments, nous former un jugement sur l’art de tous les siècles. Nous ne pouvons échapper à la conclusion que, jusqu’à ces derniers temps, tout ce que la main de l’homme touchait, était plus ou moins beau. De sorte qu’alors tout homme qui travaillait faisait de l’art, aussi bien que celui qui se servait de l’objet ainsi créé, c’est-à-dire, tout le monde faisait de l’art.

On objectera peut-être : Faut-il le souhaiter ? Cette universelle diffusion de l’art ne sera-t-elle pas un obstacle au progrès dans d’autres domaines, une entrave au travail de l’humanité ? Ne fera-t-elle pas de nous des êtres efféminés ? Et si cela n’est pas, ne sera-t-elle pas encombrante et n’occupera-t-elle pas la place d’autres études nécessaires ?

J’ai réclamé pour l’art la place nécessaire et naturelle, et il serait conforme à son essence même qu’il puisse appliquer ses principes d’ordre et de goût aux diverses manifestations générales de la vie. Il semble que les gens redoutant que l’expression extérieure de la beauté ne prenne une trop grande place parmi les forces vitales, seraient les mêmes que ceux qui auraient craint, si la création du monde extérieur leur était échue, de donner de la beauté à un épi de blé, de peur qu’il ne soit plus bon à être mangé.

En réalité, il n’y a aucune apparence que l’art devienne universel, autrement que sous la condition d’être peu conscient et de se réaliser le plus souvent possible avec peu d’efforts grossiers. Les travaux difficiles seraient donc aussi peu entravés par la mise en pratique de l’art, que le travail de la nature extérieure ne l’est par la beauté de ses formes et de ses dispositions. C’est ce qui arriva aux époques dont j’ai parlé. Un art qui fut le produit d’efforts conscients, le résultat de tendances individuelles vers l’expression parfaite de la pensée chez des hommes spécialement doués, n’exista peut-être pas plus alors que maintenant, si l’on fait exception de certaines périodes merveilleuses et de courte durée. Néanmoins le travail chez ces hommes, pour réaliser le beau, était moins pénible que maintenant. Mais si le nombre des profonds penseurs n’était pas plus grand que de nos jours, il y eut une innombrable multitude de travailleurs heureux dont l’œuvre exprimait, et ne pouvait qu’exprimer quelque pensée originale et était, par conséquent, à la fois intéressante et belle. Maintenant il n’y a certes nulle apparence que l’art plus individuel puisse devenir trop vulgaire et, soit en nous lassant par une surproduction, soit par des manifestations bruyantes, n’empêche les intelligences supérieures de prendre la part qui leur revient dans les autres travaux du monde. Il est trop difficile à réaliser. Il ne sera jamais que la fleur de l’ensemble du travail néo-conscient inférieur, l’épanouissement des points