Page:La Société nouvelle, année 12, tome 1, 1896.djvu/179

Cette page a été validée par deux contributeurs.

yeux que la multitude ; et pour que cette multitude devienne peuple, il faut qu’elle accepte d’abord la loi de Dieu, la pensée de Dieu, révélée par les prophètes, hommes de génie couronnés de vertu. Cette pensée qui a la vertu de transformer la multitude en un peuple n’est donc point l’expression de la propre vie de cette multitude, elle naît en dehors d’elle, et lui est par conséquent apportée et imposée du dehors. Telle est la vraie signification de cette formule : Dio e Popolo. Dio c’est la pensée dogmatique, aristocratique, extra-populaire et par conséquent antipopulaire, qu’on doit à toute force imposer à la multitude pour que cette dernière, par une apparence de vote spontané, la sanctionne et en la sanctionnant se fasse peuple. Le peuple de Mazzini c’est une multitude magnétisée, sacrifiée et facilement représentée dans les conciles et dans les constituantes par des hommes qui auront puisé leurs inspirations non dans les intérêts des masses, non dans la vie réelle des masses, mais dans une abstraction théologico-politique absolument étrangère à ces masses.

Notre principe, n’est-ce pas, est tout opposé ; en dehors de la science positive, nous ne reconnaissons aucune autre source de vérités morales que la vie même du peuple, la science positive elle-même n’étant que le résumé méthodique et raisonné de l’immense expérimentation historique des peuples. La société, prise dans le sens le plus large du mot, le peuple, la vile multitude, la masse des travailleurs, ne donne pas seulement la puissance et la vie, elle donne aussi les éléments de toutes les pensées modernes, et une pensée qui n’est pas puisée dans son sein et qui n’est point la fidèle expression des instincts populaires, selon moi, est une pensée mort-née. D’où je tire cette conclusion que le rôle de la jeunesse dévouée et instruite n’est pas celui de révélateurs, de prophètes, d’instructeurs et de docteurs, non celui de créateurs, mais seulement d’accoucheurs de la pensée enfantée par la vie même du peuple ; c’est-à-dire que les jeunes hommes qui veulent servir le peuple doivent chercher leurs inspirations non en dehors de lui, mais en lui, pour lui donner sous une forme nettement exprimée ce qu’il porte confusément dans ses aspirations aussi inconscientes que puissantes.

Parmi les pensées populaires, celle qui incontestablement occupe aujourd’hui la première place dans les aspirations des masses de tous les pays, c’est l’émancipation matérielle ou économique. Les mazziniens, du haut de leur idéalisme extra-populaire et transcendant, dédaignent beaucoup cette tendance, et s’ils se sont vu forcés à lui faire certaines concessions dans ces derniers temps, ils ne le font qu’avec une sorte de condescendance dédaigneuse pour la vile brutalité de ces masses incapables d’oublier leurs ventres, et de vivre dans l’unique contemplation de l’idéal. Leur socialisme méprisant est une sorte d’amorce pour la multitude que la beauté