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développe, la vie et les aspirations de tous en forment de plus en plus les éléments indispensables. Et nous, les hommes de combat, qu’afflige ce qui apparaît par moments comme un vertige de la civilisation, non moins que ceux qui n’y voient qu’un progrès lent et continu, nous sommes les fils de cette civilisation et nous sommes destinés à la diriger dans un sens ou dans l’autre. Et ce sera pour leur bonheur peut-être que ceux qui se croient les seuls et loyaux sujets du progrès, apprendront notre existence, puisque celle-ci ne cesserait pas pour être ignorée d’eux. Ce leur inspirerait peut-être des pensées profitables que d’entendre parler de fardeaux qu’ils n’aidèrent pas transporter, mais qui n’en furent pas moins réels et pesèrent lourdement sur certains de leurs semblables, travaillant, comme ils le purent, à former la civilisation à venir.

Le danger que la marche actuelle de la civilisation ne détruise le côté esthétique de la vie, voilà de graves paroles que je voudrais atténuer, mais je ne le puis, car je dis ce que je crois être la vérité.

Que la beauté de la vie n’ait aucune importance, peu d’hommes, je pense, oseraient le soutenir, et cependant des gens d’une éducation supérieure agissent comme si elle n’en avait pas. En cela ils font tort, non seulement à eux-mêmes, mais encore à ceux qui viendront après eux. Car cette beauté, que nous appelons art, en prenant le mot dans son sens le plus général, n’est pas un fait purement accidentel de la vie, quelque chose que nous pouvons prendre ou abandonner à notre guise. C’est une nécessité positive de la vie, si nous voulons vivre comme la nature nous l’ordonne, c’est-à-dire si nous ne voulons pas être moins que des hommes.

Maintenant, je vous le demande, comme je me le suis longtemps demandé moi-même, dans quelle proportion le peuple, dans les pays civilisés, jouit-il de cette chose nécessaire de la vie ?

La réponse à cette question justifie la crainte que la civilisation moderne ne soit en voie de faire disparaître tout le côté esthétique de l’existence et de faire de nous moins que des hommes.

Et si quelqu’un venait dire : Il en a toujours été ainsi ; il y eut toujours une masse vouée à une ignorance grossière, sans aucune connaissance ni souci de l’art, on lui répondrait que si tel a été le cas, ce fut toujours un mal et le devoir s’impose, dès que nous avons conscience de ce mal, de le réparer si cela se peut.

Mais au contraire, chose étrange, en dépit des souffrances que le monde s’est créées de gaieté de cœur, et auxquelles, durant tous les âges, il s’attachait avec tant de persistance, comme à des choses bonnes et sacrées, cette situation fâcheuse d’un peuple indifférent à l’art n’a pas toujours existé.

Aujourd’hui nous connaissons suffisamment les périodes d’art qui ont