Page:La Société nouvelle, année 12, tome 1, 1896.djvu/163

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
L’ESTHÉTIQUE DE LA VIE

de le somme d’argent que lui ou ses parents possèdent, mais de ses capacités intellectuelles.

Quel en sera l’effet sur l’avenir des arts, je ne puis le dire. Mais il est certainement permis de le croire très considérable. En effet, il fera voir aux hommes bien des choses qui leur échappent aussi complètement aujourd’hui que si leur corps était frappé de cécité et leur esprit d’idiotisme. Cette action se fera sentir, non seulement sur ceux qui souffrent directement des maux de l’ignorance, mais encore sur ceux qui en souffrent indirectement, nous, les intellectuels. La grande vague de l’intelligence qui monte, grosse de tant de désirs et d’aspirations légitimes, emportera dans son mouvement toutes les classes de la société. Elle nous fera comprendre à chacun que beaucoup de choses, que l’habitude nous faisait regarder comme des maux nécessaires et éternels, ne sont que les produits accidentels et temporaires de la stupidité du passé et peuvent être évités par des efforts sérieux, en faisant preuve de courage, de bonne volonté et de prévoyance.

Parmi ces maux, je rangerai toujours celui, dont je vous disais l’année dernière, que je le considérais comme le plus grand de tous les maux, le plus accablant de tous les esclavages. Ce mal, c’est le fait que la majeure partie des hommes sont voués pendant leur vie presque entière à un travail qui, au mieux, ne peut les intéresser ni développer leurs facultés supérieures, et qui, au pis (et c’est le cas le plus fréquent), n’est qu’un labeur purement servile, arraché par une contrainte implacable, et qu’ils fuient autant que possible, que personne ne les blâme. Et ce labeur en fait moins que des hommes ; et un jour viendra où ils s’en rendront compte, où ils demanderont à grands cris à redevenir des hommes ; et l’art seul pourra le faire et les racheter de leur esclavage ; car voilà, je le répète, sa fin et son but le plus haut et le plus glorieux. C’est dans sa lutte pour y atteindre qu’il se purifiera sûrement et élèvera de plus en plus ses aspirations vers la perfection.

Mais nous, dans l’entre-temps, nous ne devons pas rester inactifs et attendre l’apparition, sur terre et dans les cieux, des signes précurseurs de ces jours futurs et glorieux. Notre devoir est de nous appliquer au travail vulgaire et souvent fastidieux peut-être, de bien nous préparer nous-mêmes pour participer, si nous vivons jusque-là, et sinon, si nous devons mourir plus tôt, de faire notre possible pour aplanir le chemin d’arrivée.

Que pouvons-nous donc faire pour garder les traditions du passé, afin qu’un jour nous n’ayons pas à recommencer dès l’origine sans personne pour nous guider ? Que pouvons-nous faire pour nous appliquer à la diffusion des élégances de la vie, pour former au moins un champ où l’art puisse grandir, lorsque la pensée des hommes commencera à s’y porter ? Que pou-