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MADAME DARGENT

un lac. Impossible d’aller plus loin pour aujourd’hui. Attends… Attends que je me penche… Tiens-moi ferme !… Oh ! Oh ! Oh !

Elle se penche en effet, puis elle se rejette en arrière, avec un gémissement contenu, profond, plus terrible que le cri.

― Mon Dieu ! Mon Dieu ! Hélène… bredouille naïvement l’éminent maître… Allons ! Allons ! calmez-vous !

Elle pose sur lui un regard indéchiffrable, étrangement attentif et limpide, mais où passent et repassent les grandes ombres de la catastrophe intérieure.

― C’est que je me suis vue, dit-elle, dans l’eau.

Elle se tait, s’apaise, sa petite main moite et légère dans celle de son mari. Il la guette, à la dérobée. De longues minutes s’écoulent. Littéralement, il s’assoupit d’inquiétude, de pitié, d’un lourd et indéfinissable ennui.

À présent, l’air du dehors glisse avec lenteur dans l’atmosphère compacte et fade de la chambre. Le vieux jardin rôde et flotte autour de la fenêtre entrouverte… Et même l’odeur des œillets, plus agile, au bout de sa trajectoire invisible, vient mourir auprès du lit.

L’horloge sonne une heure du matin.

Il se dresse, lentement, lentement. Lentement, il a dégagé ses mains à demi. Le voilà debout, retenant son souffle, les yeux fixés vers la porte… Trop tôt ! Déjà les doigts de la mourante sont liés aux siens, et il voit sur lui ce même regard vivant, sérieux, imperturbable.

― Reste encore, dit-elle… Reste toujours… Me croyais-tu déjà morte ? Je réfléchissais seulement… Est-ce que ça peut s’appeler réfléchir ? Il y a dans ma tête un vide effrayant : toute ma vie se reforme là, murmure-t-elle en se frappant le front, ligne par ligne. À chaque seconde, un nouveau souvenir, le plus secret, le plus ancien, le mieux dissous dans le passé, remonte comme une bulle d’air et vient crever à la surface… Peut-être suis-je