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MADAME DARGENT

plus chères que des vivantes, Mme Guebla, Monique, Mlle de Sergy, la petite-fille du vieux Gambier, les héroïnes de ton théâtre et de tes romans, voilà mon partage, voilà ce que je fus ! J’avais lu tes livres, moi ! Je les ai poursuivies dans tes livres, avec quelle curiosité dévorante ! Tu ne leur avais donné, avec tout ton génie, qu’une existence douteuse, une forme impalpable et légère, ― je leur ai donné mieux : un corps, de vrais muscles, une volonté, un bras ! Pouvais-je t’aimer mieux ? pouvais-je me glisser en toi plus profondément, par un détour plus fin ? Je me suis donnée à elles comme Mme de Brinvilliers s’est jadis donnée au diable… C’est Sergine de Préville qui me prêtait ses aiguilles et sa morphine, c’est Mlle de Noles… Tiens ! de ta danseuse hindoue, un soir, j’ai pris le cœur calme et féroce, et c’est Louise de Trailles, ou moi, ― je ne sais plus ― qui versais le poison, lorsque… Mais !… Mais j’ai été bonne et patiente avec Louise Geslin, chaste avec Henriette de Lastigues, même dévote avec la Nueva. Oh ! j’étais entre leurs mains comme dans les doigts du modeleur ! Quel vertige ! Quelle amère ivresse ! On ne me regardait même pas. On disait avec pitié : cette bonne Mme Dargent ! Je me taisais, je passais… Ah ! si on avait su ! Ils n’avaient de ton œuvre que le reflet, mais ils l’auraient vu en moi resplendir et se consumer !

Elle se renverse sur l’oreiller, avec un rire déchirant. Certes, ces confidences, écrites pour le lecteur, en noir sur du papier blanc, ne peuvent pas paraître autre chose que les folles imaginations d’une maniaque agonisante… Mais l’éminent maître, lui, connaît certains faits encore mystérieux, de troublantes coïncidences, et pour la première fois, il les relie entre elles. Les grandes lignes d’une lugubre synthèse apparaissent tout à coup, comme la première ébauche d’une substance chimique encore informe, qui se rapproche lentement de sa condition d’équilibre. L’évidence se lève dans son cœur.