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MADAME DARGENT

morte ? Seulement à mesure que je me détruis, un autre être se reforme plus haut, et j’ai vu tout à l’heure son vrai visage, et c’est comme si je devais le voir toujours !

― C’est la fièvre, ma pauvre amie, dit-il, c’est la fièvre de minuit. Demain matin…

― Ah ! non ! s’écrie-t-elle. Demain matin ! Je ne reverrai pas, je ne veux pas voir un autre matin. La grande affaire se fera cette nuit… Tu peux bien tout de même me donner une heure de ton temps, poursuit-elle avec une rage croissante, tu ne vas pas me laisser là, à la minute décisive… Oh ! je sais, va ! Tu ne m’as jamais aimée. M’as-tu seulement regardée ? S’il y avait un autre monde, tu m’y reconnaîtrais pourtant, parce que je suis toi-même, entends-tu, toi-même !

Et elle ajoute gravement ce mot profond dont un prochain avenir allait révéler au malheureux la trop parfaite justesse, la diabolique simplicité.

― Ce que tu as rêvé, je l’ai vécu.

― Ce que j’ai rêvé, dit-il. Qu’est-ce que j’ai rêvé ?…

― Oh ! ne fais pas l’ignorant, s’écrie-t-elle dans un sinistre éclat de rire. Tu le sais bien ! Je t’ai tellement aimé. C’est comme si insensiblement tu m’avais repoussée hors de moi-même, doucement, sans violence… Et tu ne m’aimais déjà plus ! Je me suis tue d’abord, et puis j’ai senti que je me tairais toujours. Je ne pouvais plus : l’humiliation la plus étrange ne m’aurait pas arraché un cri sincère… Va ! c’est une habitude comme une autre… J’étais scellée vive, dans un béton inexorable… Mais j’ai encore autre chose à dire… Donne-moi de l’eau !…

Elle boit d’un trait, le verre roule sur le drap, tombe et se brise.

― Te rappelles-tu notre voyage à Tolède, et l’allée des jasmins, derrière le cimetière du Novio. Un soir, c’était un soir comme celui-ci, presque trop beau, d’une beauté aussi déchirante, lorsqu’on retient son souffle