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LA REVUE DU MOIS

Libéré pour l’année du seul enseignement qu’il ait conservé, celui de la Sorbonne, mieux portant aussi qu’il n’avait été depuis bien longtemps, il venait tout récemment de pouvoir se remettre au travail exclusif du laboratoire, pour la première fois depuis bien des années. Jamais il ne s’était montré plus gai ni plus vivant qu’à cette réunion du groupe dont je viens de parler, cette réunion au sortir de laquelle un accident stupide allait jeter sous la roue d’un camion tout ce que sa belle tête contenait d’espoirs prochains de pensée et d’action.

Je ne sais si la bonté est sœur de l’intelligence et de la clarté, s’il suffit de comprendre pour vouloir et pour faire le bonheur de ceux qui sont autour de nous, si la haine est sœur des ténèbres et si la science affranchira aussi les hommes de ce côté, mais je sais que Curie fut exquisement bon.

Comme si la puissante unité de sa vie morale ne lui eût pas permis de rien faire, de rien être sinon complètement, de même qu’il était intelligent avec profondeur, simple avec courage, il était bon avec un charme qui se dégageait de toute sa personne, qui le fit adorer de tous ceux qui l’approchaient. Autant que vers son génie, c’est vers sa bonté qu’allait l’immense consternation répandue par sa mort, même au loin, même dans le peuple des simples comme lui qui avaient reconnu l’un des leurs par ce que les journaux racontaient de sa vie.

Cette bonté allait volontiers vers les petits, vers les enfants dont il supportait la présence turbulente ; il savait l’art de leur parler et s’occupait volontiers d’eux.

Sa bonté, d’ailleurs, n’était pas faiblesse, et, dans le soin constant qu’il mettait à ne blesser personne, il savait, lorsqu’il le croyait utile, dire franchement aux gens ce qu’il pensait d’eux ; d’autres fois, son sourire bienveillant se faisait malicieux et un mot rapide trahissait sa clairvoyance.

Sa tendresse pour les siens emplit une grande partie de son existence, comme le montre ce journal intime auquel j’ai fait allusion, comme le montre aussi son besoin de vivre au laboratoire auprès de ceux qu’il aimait.

Son dévouement à ses amis était inépuisable, autant qu’était délicate la discrétion qu’il mettait à les aider ; heureux quand