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LA REVUE DU MOIS

fâche et menace de s’en aller si, au courant de la démonstration, on fait intervenir quelque chose qui n’a pas été convenue, afin de remplacer ou de renforcer un chaînon qui manque dans la déduction. Notez que c’est le physicien qui a raison, puisque sa science progresse ; le mathématicien, avec ses exigences et son défaut de bon sens, n’arrivera à rien. Le pédant qu’il est exige qu’une science soit faite, quand elle est en train de se faire ; mais j’observe que pour les uns et les autres, les mots nécessaire, possible, impossible, absurde, n’ont pas la même signification.

Par exemple, un être qui vit et qui pense dans un espace à deux dimensions vous semble impossible, absurde… ; c’est pour vous un produit de l’imagination verbale ; pourquoi ? Parce que vous êtes bien sûr de ne le rencontrer jamais. Je ne crains, non plus que vous, cette étrange rencontre ; mais il ne me gêne pas de parler de cet être-là, après dîner. (Nous n’avons pas dîné ensemble depuis longtemps, je vous préviens que je ne bois guère que de l’eau.) Un être qui pense sans un cerveau vivant, quelle absurdité ! « Changez, s’il vous plaît, cette façon de parler », et dites seulement que la pensée ne se manifeste à nous que dans des êtres qui ont un cerveau vivant. Si, par suite de cette maladie dont je vous ai déjà parlé et que les aliénistes n’ont pas encore nommée, dans un accès de la manie de la continuité, je me plais à imaginer qu’il y a de la pensée partout, sans que je m’en aperçoive, il ne faut pas vous irriter, ni prétendre me faire enfermer. Entre la pensée et l’absence de cerveau, je ne vois pas de contradiction dans les termes, et cela suffit pour que je sois libre de m’amuser au roman de l’être à deux dimensions.

Permettez-moi, par un autre exemple, de vous montrer la différence des points de vue : vous reprochez aux mathématiciens leurs spéculations sur l’infiniment petit ; que savent-ils donc de l’espace infiniment petit ou infiniment grand pour se permettre d’affirmer que les propriétés observées sur des dessins qui sont « à leur mesure » se conservent dans des figures infiniment petites ou infiniment grandes ? Que savent-ils de l’espace réel ? Rien du tout, mon cher ami, pas même (s’il yen a un) de celui qui est à leur mesure : c’est vous qui vous préoccupez du réel, vous et vos confrères, et vous avez bien raison, car c’est grâce à vous autres que nous arrivons à le connaître, à le faire entrer dans notre pensée, à le maîtriser ; mais les mathématiciens ?…