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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

verner ! J’en suis épouvanté. Les bienfaisantes causes de destruction nous ont épargné les surhommes et une partie des imbéciles.

Ne vous fâchez pas : je vais essayer d’être sérieux. Vous admettez sans doute, chez les êtres vivants, la possibilité d’évoluer dans leurs descendants, d’évoluer en progressant ; mais vous insistez sur le rôle bienfaisant des causes de destruction pour corriger les mauvais effets du hasard. S’il y a une tendance, de nature très inconnue, à la production de descendants qui diffèrent des parents, si les variations du milieu s’ajoutent à cette tendance à la différentiation, est-il donc si clair qu’elle doive s’exercer au hasard et produire toutes les diversités possibles, entre lesquelles les causes de destruction choisiront ? Pourquoi êtes-vous sûr que ce n’est pas cette tendance elle-même qui choisit le sens dans lequel elle veut se développer ?

Essayons de retracer quelques traits d’une histoire que nous ne savons ni l’un, ni l’autre. Vous avez trop conscience de notre double ignorance pour ne pas excuser les pauvretés que je dirai : Si vous voulez être très indulgent, vous tiendrez compte de la difficulté que vous avez si bien mise en lumière (et que je sentais fortement en écrivant, ma dernière phrase), de la nécessité de se servir du langage humain, où nous nous sentons empêtrés quand nous essayons de nous dégager du réalisme naïf qui a présidé à sa formation.

Commençons par la sensation : c’est bien avant le déluge. Où apparaît-elle dans la série animale ? En avez-vous saisi la trace dans les êtres inférieurs que vous vous plaisez à étudier ? Pour qu’elle aboutisse à la mémoire, sans laquelle un commencement de conscience est impossible, il faut que l’être vivant qui a éprouvé une sensation ait été modifié par cette sensation, qu’il ne soit plus le même qu’avant de l’avoir éprouvée, que cette modification lui permette de reconnaître une sensation déjà éprouvée et qu’un lien, une certaine unité, s’établissent entre les sensations successives.

L’individu se distingue, ou croit se distinguer, de ce qui n’est pas lui ; il coordonne ses sensations et ses mouvements, il devient capable de reconnaître et de saisir une proie, de s’assimiler ce qui n’est pas lui. Non seulement la mémoire s’est créée, la mémoire consciente, mais aussi l’habitude, qui est comme une mémoire inconsciente. Et cette habitude a pénétré