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c’est la même lumière qu’on aperçoit. Et comme nos philosophies sont basses, mesquines, à côté de leurs synthèses primitives. Les Éléates, les Ioniens, les stoïciens, ne cherchaient pas à isoler l’homme ; ils n’isolaient même pas la Terre ; ils proclamaient l’unité de l’Univers, l’harmonie de l’Individu et du Monde : ils considéraient l’ensemble des choses comme un corps vivant. Tandis qu’aujourd’hui nous sommes rationalistes, criticistes, que sais-je encore, et nous avons perdu toute notion de la Réalité de l’Univers.

Oui, les Grecs étaient plus sages, si nous sommes plus savants. Peut-être aussi la race humaine est-elle trop vieille aujourd’hui ; elle a tant agi et tant parlé qu’elle a oublié le sens des mots et l’accent des choses. Quand la terre était encore jeune, qu’elle voyait avec des yeux actifs, avec une raison fraîche, la pensée de l’Infini lui semblait toute naturelle. Je compare volontiers notre terre d’aujourd’hui aux enfants qui, en grandissant, ont oublié peu à peu leurs parents et leur famille. Quand ils étaient petits et faibles, ils avaient besoin sans cesse d’une protection et d’un appui ; leur petitesse même leur rappelait à chaque instant qu’ils n’étaient pas seuls au monde, et même qu’ils ne pouvaient se passer du reste du monde. Et à mesure qu’ils ont pris des forces, que leur conscience s’est formée, ils sont devenus ingrats et négligents. Ils ont fini par se dire : Je suis moi, je me suffis. Et leurs pensées, leurs intérêts, leurs passions suffiraient en effet à emplir leur vie. Quand la terre était jeune, elle pensait avec affection, avec reconnaissance à l’Univers ; sa conscience était incomplète et fragile ; pour vivre, elle avait besoin du ciel, du soleil, des étoiles. Mais aujourd’hui, nous nous sommes tissés assez de soucis, d’ambitions et de désirs pour ne plus penser à autre chose. Tout ce qui est parvenu à la conscience s’isole ; et ainsi nous nous sommes séparés de l’univers. La science, l’argent, l’ambition, l’amour remplissent aisément la journée d’un homme, et sa pensée s’absorbe tout entière sur le gain qu’il suppute ou sur le plaisir qu’il espère. Jadis la pensée de l’homme n’était pas à ce point remplie de lui-même ; nous commencions seulement à filer le cocon où notre raison est maintenant enfermée ; nous commencions à bâtir notre ruche ; aujourd’hui, elle est achevée, mais elle nous empêche de voir le ciel.

Notre raison est devenue égoïste. Elle a cessé de songer à l’univers ; elle a cessé de songer à notre nature terrestre, Pour les moralistes et les philosophes d’à présent, il n’y a plus d’autre réalité que l’individu. Assurément, ils se croient très nobles et très hardis quand ils parlent des droits de l’individu, quand ils le proclament sacré, inviolable et irréductible au reste du monde. Mais si l’achèvement de la conscience individuelle devait obscurcir entièrement pour nous la conscience de l’univers, aucun malheur comparable n’aurait jamais frappé l’humanité, car les hommes ont parfois encore, malgré eux, quand une émotion vive les frappe, une vision soudaine de l’immensité, de la vérité de l’Univers. Je crois qu’ils doivent sentir alors toutes leurs pensées factices, déchirées comme les nuages par un éclair. Ils comprennent pour quelques instants qu’il n’y a de