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de telle manière que, d’une part, cette phrase seule, avec toutes ses particularités phonétiques, est capable de produire cette courbe, que d’autre part cette courbe, lorsqu’elle est suivie par le stylet, donne à la plaque une série de mouvements restituant la phrase. Nous avons donc établi une correspondance entre un phénomène qui arrive à notre connaissance par le secours de notre oreille, la phrase prononcée, et un autre phénomène qui arrive à notre connaissance par le secours de notre œil, la course du stylet sur le cylindre. Et cette correspondance est d’une précision parfaite.

Aujourd’hui, nous sommes trop habitués à ce mécanisme pour nous en étonner, mais il n’en a pas toujours été de même, parce que l’homme a une tendance invincible à juger de la forme d’un objet par l’intermédiaire de la vue ou, à la rigueur, du tact. Tout phénomène qui échappe à ces deux sens particuliers ne saurait se présenter à nous avec une figuration quelconque, et l’on rirait d’entendre parler de la forme d’une odeur ou d’un goût. Il faut que nous nous fassions une image visuelle de quelque chose pour lui accorder une forme.

Pour le son, qui résulte d’un mouvement, nous n’éprouvons pas trop de peine à généraliser la notion de forme ; quoique nous ne puissions pas nous faire une représentation visuelle des mouvements vibratoires de l’air, nous concevons que ces mouvements moléculaires puissent déterminer dans une plaque des mouvements visibles ou tout au moins enregistrables sous une forme visible. Mais le fait seul d’avoir enregistré, c’est-à-dire, en réalité, d’avoir fixé le temps sur un papier, nous donne une impression très différente de celle que nous aurions si nous pouvions effectivement voir les mouvements moléculaires de l’air ; en effet, nous voyons sur le cylindre, tout à la fois, l’ensemble des positions qu’a occupées le stylet dans l’espace pendant toute la durée de l’expérience, tandis qu’en réalité il n’a occupé ces positions que successivement. La forme de notre ligne n’a jamais existé dans l’espace ; elle n’a existé, si j’ose ainsi dire, qu’en fonction du temps, et à chaque instant le stylet occupait une position et une seule. Avant donc que les appareils enregistreurs eussent été inventés, il était impossible de parler de la forme d’un son.

Aussi, tout ce que je viens de dire n’aurait pas le moindre intérêt, n’était une conception vraiment géniale du mécanisme de notre audition, conception trop neuve pour avoir été adoptée (a-t-elle été bien comprise ?), mais que Pierre Bonnier a exposée il y a sept ans déjà et développée l’année dernière en