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Le Père Perdrix [1]


PREMIÈRE PARTIE


chapitre iii

Dans toute la petite ville, le malheur Perdrix s’arrêta longtemps. Comme un conte du soir qui terrifie les enfants, il planait au-dessus des repos, comme une menace, comme un innommable inconnu qui vous barre la route et vous renvoie dans la misère originelle. Chacun le sentait flotter autour de sa maison, l’attendait à sa porte et regardait par les vitres quelque coup d’aile, on ne sait quoi du vieux Destin qui rôde au-dessus de nos toits, descend et nous abat avec simplicité. Regrain, le sabotier, qui avait cinq enfants, mangeant des pommes de terre, buvant de l’eau, sentait remuer autour de lui des bouches ouvertes et pensait au bonheur de ceux qui peuvent manger des pommes de terre. Pendant huit jours la bouteille d’eau-de-vie resta vide dans le placard et ni lui ni l’Annette n’eurent la force d’aller, à deux pas, chez l’épicier où, pour dix-neuf sous l’on avait sa chopine. Déry, le cordonnier, qui avait six enfants, buvait du vin, du café, la goutte, fumait la pipe, se faisait faire des garnitures d’habits de quatre-vingts francs, secouait la tête et semblait un gros matador, ne se priva de rien parce qu’il était ainsi, mais chaque bouchée, chaque gorgée lui semblait prise en trop comme un luxe, comme une folie. Il y eut des courages remués, des espoirs branlants, des paroles et des attitudes comme pour se garer, comme pour s’assolider sur les jambes en attendant l’avenir. Il y eut des regards de chiens qui hurlent à la lune ; dans toute maison, il y eut le moment où l’on attend ce qui va venir et qui vous fait dire un jour, quand le coup s’est abattu : J’en étais sûr !

  1. Voir La revue blanche du 1er mai 1902.