Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on fait dire à des gamins de dix ans : « Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » Tout de suite après ces petits farceurs ajoutent : « Le temps ou la mort sont nos remèdes. » On pourrait habituer l’écolier à la clarté et à la concision dans les moments mêmes où il exprime ses préoccupations véritables ou lorsqu’il raconte l’aventure qui l’a ému. Ici je veux seulement noter ce fait qu’alors il se laisserait plus facilement aussi imprégner par l’atmosphère de son temps. Ignorant les locutions traditionnelles que les écoles d’aujourd’hui enseignent d’avance, son esprit serait plus libre. Ayant le droit de ne pas parler des choses qu’il ne connaît pas, le droit de se taire quand il n’a rien à dire, il serait plus sincère.

Vouloir que le peuple qu’on a la mission d’instruire soit un peuple de lettrés, cela est, certes, un noble souci. Mais je ne vois tout de même pas pourquoi les citoyens de tous les pays civilisés seraient tenus, à un âge où des exercices tout différents les sollicitent, de savoir rédiger, conformément aux modèles de l’École, une « lettre à un père absent » ou, encore, une tartine de trois pages sur « le retour des hirondelles », sur « l’amour de la patrie » ou sur « ce qu’on voit dans les yeux de sa mère ». La perspective d’une société où l’on ferait moins de phrases qu’aujourd’hui et où l’on publierait moins de romans « correctement écrits » ne doit pas faire peur. Si tant d’avocats et tant de politiciens peuvent, une heure durant, dire avec chaleur des choses qu’ils ne pensent pas, ils le doivent sans doute en partie à l’éducation qu’ils ont reçue. Quant aux vrais poètes et aux vrais savants, ce n’est pas l’École qui les produit.

Ce qui précède fait déjà comprendre que l’éducation moderne ne saurait donner de la vigueur aux intelligences ; mais il faut insister sur ce point.

À l’école tout est d’avance transposé dans le domaine de la phrase. C’est dans un décor invariable et sous une forme toujours la même que l’écolier acquiert les notions les plus diverses. Et par ce fait, l’attraction universelle, telle anecdote sur le bon saint Louis, la découverte de l’Amérique, le pluriel des noms terminés en « al », la fraternité humaine et la préparation du sodium, tout a pour lui à peu près la même importance. Lorsqu’il apprend ses leçons il voit tout cela dans le même plan, dans le plan de la page, si l’on peut dire ainsi. Car en dépit des talents, parfois réels, de ses maîtres, l’enfant penché sur son cahier ou sur son livre est incapable de remettre les choses à la vraie place qu’elles occupent dans l’histoire de l’humanité.