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proie offerte de toutes parts, le meurtre en sécurité, la connivence de l’entourage, la faiblesse, le désarmement, l’abandon, l’isolement ; du point d’intersection de ces choses jaillit la bête féroce. » Mais il me semble exagéré de poser ces sous-officiers — ainsi que le fit récemment le ministre de la guerre — en « victimes de l’organisation actuelle », — en victimes « imprudemment soumises à une épreuve qui dépasse les forces humaines ».

Pourtant, c’est de façon plus sérieuse qu’il faudrait envisager ces choses, et l’on ne peut, sans devenir complice, laisser ainsi torturer de la chair humaine. Un fait me revient en mémoire. Il donnera la juste mesure d’un état d’âme commun à toute la chiourme. C’était à Biskra, à la 2e compagnie de discipline. Malgré la défense expresse portée au règlement, il ne se passait pas de jour sans qu’un ou plusieurs disciplinaires fussent mis aux fers. Chaque sous-officier possédait dans sa chambre diverses paires de ces instruments dont il usait sans compter.

La mort, dans les tortures de la crapaudine, d’un soldat du 3e bataillon d’Afrique, et le scandale fait par la presse autour de son assassinat, incitèrent le commandement supérieur à s’inquiéter pour un instant des abus d’autorité quotidiennement commis dans les corps disciplinaires et pénitentiaires, et une circulaire du général de brigade, rappelant les prescriptions du règlement au sujet des punitions extra-réglementaires, obligea le capitaine qui commandait alors la 2e compagnie de discipline à interdire momentanément à ses sous-officiers l’emploi des fers. Cette interdiction était peu du goût des bourreaux. Parmi ceux-ci, un des plus férocement cruels était un Corse, le sergent L… (Pour des raisons particulières, je me contente de le désigner par son initiale, mais ceux qui le connurent se souviendront).

On l’avait surnommé « la Panthère », et il était la terreur de la compagnie. Un disciplinaire m’affirma qu’un jour, étant de garde, il avait entendu le sergent L… se vanter, au poste, devant d’autres sergents de la compagnie, de pouvoir faire mourir un homme après quarante-huit heures de tortures, sans qu’il y eût aucune trace de violences, et sans que le médecin le plus exercé pût y voir autre chose qu’une mort naturelle. L…, qui était marié et père de deux enfants, habitait en ville, non loin du dépôt de la compagnie. Les jours qui suivirent l’interdiction des fers, les voisins de L… étaient réveillés par des cris et des gémissements qui semblaient provenir du logement occupé par le sergent et sa famille. D’abord, ils ne s’en étaient pas émus outre-mesure ; mais une nuit, au milieu des cris, ils crurent distinguer des appels au secours, et un voisin résolu enfonça la porte. Voici ce qu’on vit alors. L…, un genou sur la poitrine de sa femme terrassée et bâillonnée, s’efforçait de passer aux poignets de la malheureuse des menottes réglementaires apportées de la compagnie. Auprès, les deux loupiots gisaient, des fers aux pieds et aux mains et un bâillon entre les dents. Les voisins voulaient lyncher le sergent, qui n’échappa que par miracle. Il y eut plainte à l’autorité militaire, puis enquête qui démontra que chaque soir L…