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ses paupières. Autour de sa tête elle pendait du ciel, se balançait, restait parfois tout à portée de son regard avec sa peau rouge, ses écailles blanches, et se gonflait comme des pensées qui s’accumulent et battent les tempes. Elle lui sortait à chaque parole : « Ah ! la sacrée garce ! » Et ce mot de garce s’accroissait à son tour comme la substance d’un mal sans repos. Il disait encore : « Elle est là, sur moi, et il faudra bien qu’on m’en débarrasse. » Il paraît qu’on vous coupe la jambe avec des scies et des couteaux. La scie entame un os, de ses dents pointues, et continue sa route avec ce cri des scies qui vous remonte aux mâchoires. Le plus mauvais moment est celui où elle atteint la moelle, et où la douleur vous fait croire que c’est vous-même que l’on scie. Et puis les grands couteaux dans la viande comme aux mains des bouchers, si tranchants que l’on craint que celui qui s’en sert n’aille se couper les doigts. Et il vous reste une plaie ronde où l’on aperçoit le sang qui pisse, le contour blanc de l’os et la moelle rose qui à l’air d’un suintement.

Ce fut par un de ces soirs secs où le vent à la couleur des murs et pénètre aux profondeurs des consciences. Le ciel ne veut pas s’approcher, la rue lui ressemble, et de la terre aux nues c’est un espace que l’automne envahit, depuis septembre jusqu’aux neiges, jusqu’à la fin du monde. Il est dur d’être bon et l’argent reste accroché aux poches avec un air de pauvre chose honteuse. Le banc tout entier était fait avec du bois mort, avec les planches des beaux arbres que l’on abat. Jean mâchonnait une pensée, la retournait et gardait l’hésitation de ceux qui n’osent pas et s’en tiennent aux pensées. Parfois un geste agaçant s’essayait à la décrire, puis se taisait comme un homme que la destinée arrête avant sa fin. Vraiment, le Vieux n’avait pas l’air d’entendre. Ah ! pourquoi ne faisait-il pas la moitié de la route ? Nous sommes des compagnons, et des silences nous séparent, bien plus grands que toutes les lieues, car nous doutons du fond de nos cœurs. Pourquoi ne pas comprendre ce que nous n’osons dire ? Il y a des kilos sur nos langues, et les belles pensées ont les bras délicats.