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aussi j’ai mal à la tête et je m’en fous que vous ayez mal au cœur. Je suis las comme un loup. Qu’est-ce que c’est que ton cœur ? »

— Oui ! Ça il avait raison, dit Pierre Bousset. Moi, je ne comprends pas du tout où tu veux en venir. Ah ! tu as compris bien des choses ! Moi, je ne comprends qu’une chose, c’est que tu es malheureux d’être trop heureux.

Et Jean parlait, avec des yeux bleus, comme une folie, comme un ruban, comme un pompon sans cause dont une fillette orna son front. Et toute une douceur sortait de son cœur pour aller s’épandre en la chambre où les meubles se renvoyaient des reflets, anguleux et cirés. Marguerite écoutait, avec des mouvements, écoutait son père, comme un enfant dont c’est l’habitude d’être guidé par ses parents, la mère surveillait le chocolat, congestionnée, secouant la tête et ajoutant son mot :

— Oui, oui, il n’a jamais été fait comme les autres. Tu te rappelles bien que, dans le temps, on voulait le mettre à la porte du lycée et qu’il aurait été trop heureux de se faire nourrir ici à rien faire.

Cela arrivait à Jean comme une succession de mots perçants et qui traversaient tout son corps. Il le secouait parfois, dans un frisson, mais un calme immense, cette ombre profonde qui tombe des belles pensées, l’entourait bien vite comme un amour suprême, comme une protection qui veille autour d’un berceau.

— Hier, j’étais dans le cabinet du directeur. C’est alors qu’arriva la délégation. Il me semble la revoir. Il y avait trois ouvriers. Ils avaient pris une chemise blanche et ils venaient de se laver les mains. Tu sais comment les pauvres entrent chez les riches. Il y avait un grand tapis et leurs pas s’y posaient avec tant d’embarras qu’on sentait au cœur des trois hommes une honte de chose écrasée. J’avais déjà pensé à la pauvreté qui, sachant qu’elle salit, se cache et n’ose pas même toucher un objet. Ils disaient : « Dame ! Monsieur le Directeur, on nous envoie vous parler. Nous, voila plus de dix ans que nous sommes à l’usine. Nous gagnons trois francs dix sous par jour. Ce n’est pas pour dire, mais nous avons des femmes et des enfants, et nos