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verre de vin, comme un propriétaire s’accroît d’une vigne, s’accroît d’un champ, et il voulut que la Vieille fît l’omelette.

— Mais non, père, mais non, ça suffit.

— Ah ! nom de Dieu, vous m’embêtez ! Vous êtes ici pour manger.

Ce fut beau, ce fut un jour de la vie des riches. Les ventres pleins s’étendent et rayonnent parmi les idées comme un cœur chargé. Il y avait des illuminations soudaines qui parfois éclairaient telle habitude de la vie présente, tel souvenir de la vie passée et montraient l’avenir semblable à une grande clairière. Ce fut un beau repas. L’omelette se mange sans faim et garnit les derniers coins où l’on pouvait encore caser un plaisir. Le vin l’arrosait, s’étendait sur elle, comme un bonheur au-dessus d’un front, comme un lac au milieu des verdures. La vie est bonne et les hommes sont bons. On s’entendrait avec n’importe qui et l’on saurait lui parler. On possède chez soi la grandeur et la force. C’est la famille humaine avec ses moutonnements, ses regards croisés et ses communions multipliées. Il n’est pas vrai que l’on soit pauvre.

— Dis donc, mon Jean, raconte-leur donc comme tu as trouvé une bonne place !

Oui, le petit Bousset avait trouvé une bonne place, et dans son pays. Avec deux heures de voiture et une heure de chemin de fer, on arrivait. C’était dans une fabrique de produits chimiques où, tout de suite, malgré son jeune âge, il remplirait les fonctions d’ingénieur. D’ailleurs, ce que l’on fait importe peu : mais, l’essentiel, c’est qu’il gagnerait quatre mille francs par an. Le directeur lui-même l’avait demandé, parce qu’il voulait s’entourer de tout jeunes gens, disciplinés et curieux de leur métier.

— Hein ! mes gars, qu’est-ce que vous en pensez ?… disait le Vieux.

Et le petit Jean Bousset n’était pas fier. Naturellement, il se rendait compte de sa valeur et parlait comme quelqu’un qui sait.

— Et surtout, mon Jean, disait François, être bon pour l’ouvrier. Se rendre compte qu’ils ont besoin de gagner leur vie et qu’il faut bien de temps à autre boire un coup.