Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/92

Cette page a été validée par deux contributeurs.

propres foyers, écoutant, et tissant la corde qui le pendrait. Parfois il lui semblait qu’il ne pouvait remuer trop doucement ; le tintement des grandes coupes de Bohême lui semblait résonner comme une cloche, et, alarmé par l’outrance des tic-tacs, il fut tenté d’arrêter les pendules. Puis, par une transition brusque de ses terreurs, le silence même de l’endroit lui apparut fécond en dangers : ce silence insolite devait saisir et glacer le passant. Il marchait alors d’un pas plus hardi et s’affairait bruyamment parmi le fouillis de la boutique, et il imitait, en une bravade laborieuse, les allées et venues d’un homme occupé et à l’aise dans sa maison.

Mais il était à présent tellement tiraillé par des craintes diverses que, pendant qu’une partie de son cerveau était encore alerte et lucide, une autre hésitait aux confins de la folie. Une hallucination, entre plusieurs, s’empara fortement de sa crédulité. Le voisin écoutant, la figure pâle, derrière sa fenêtre, le passant arrêté sur la chaussée avec un horrible soupçon… ceux-là, au pis, ne pouvaient que conjecturer, ils ne pouvaient pas savoir ; à travers les murs de briques et les fenêtres closes les sons seuls pouvaient passer. Mais ici, dans la maison, était-il seul ? Il savait qu’il était seul : il avait guetté la bonne ; elle était partie pour retrouver son amoureux, modestement endimanchée, « en congé pour la journée » écrit sur tous ses rubans et son sourire. Oui, il était seul, naturellement, et cependant au-dessus de lui, dans la grande maison vide, il entendait le bruit d’un pas léger… Il était certainement conscient, inexplicablement conscient de quelque présence. Oui, sûrement, dans chaque pièce et chaque coin de la maison son imagination la suivait ; tantôt c’était une chose sans visage ayant cependant des yeux pour voir, tantôt c’était une ombre de lui-même, ou encore l’image du marchand mort ranimé par la ruse et la haine.

Quelquefois, avec un effort violent, il jetait un coup d’œil à la porte ouverte qui semblait toujours repousser son regard. La maison était grande, la lucarne petite et sale, le jour assombri par le brouillard ; et la lumière qui filtrait jusqu’au rez-de-chaussée était extrêmement faible et s’étalait vaguement sur le seuil de la boutique. Et pourtant dans cette bande de lueur douteuse une ombre falote ne se balançait-elle pas ?

Soudain, au dehors, dans la rue, un monsieur jovial se mit à battre avec une canne la porte de la boutique, accompagnant ses coups de cris et de plaisanteries dans lesquelles le marchand était continuellement appelé par son nom.