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Nouvelles Conversations avec Eckermann


11 septembre. — Les journaux français annoncent que trois officiers juifs ont donné leur démission par suite des procédés insultants de leurs camarades. On leur avait refusé d’ailleurs un avancement légitime. Cette nouvelle a éveillé en moi une vive indignation, mais Goethe n’a pas paru la partager entièrement.

— Assurément, dit-il, rien ne peut me sembler plus sot, plus méprisable que les polémiques de presse et les insolences de mess qui déterminent de tels scandales. Je penserais ainsi même si j’étais l’ennemi des Juifs. Chez nous, de par la loi, ils ne peuvent être officiers, et je ne vois pas que leur race soit moins prospère ou moins puissante. C’est de la vexation en pure perte ; elle n’en est que plus choquante. Je plains aussi, et de tout mon cœur, les braves gens que la nécessité matérielle de leur existence retient au milieu de ces grossièretés basses et impunies. Néanmoins je n’ai jamais été fort alarmé par les faits que relaient les journaux, car je les juge sans gravité réelle et je crois qu’ils resteront sans conséquences.

— Ils démontrent pourtant, répondis-je, que la France est restée dans un état dangereux de passion et d’injustice : l’histoire prouve à quel excès de barbarie de tels sentiments peuvent monter.

— Que craignez-vous, dit Goethe, une Saint-Barthélémy des Juifs ? Ce souvenir est tragique, mais il ne m’épouvante nullement. À cette époque, la moitié de la France était protestante et aujourd’hui les Juifs ne forment pas la cinq centième partie du peuple français : ce n’est pas assez pour que chaque chrétien ait à portée de la main un Juif à détester, et peut-être à dépouiller. Dans un tel état, on ne peut créer la haine que par des moyens artificiels : et elle reste théorique et vaine. N’oubliez pas non plus que les Sémites sont, presque en totalité, groupés dans les grandes villes. Or, les ouvriers des villes ne se laisseront pas aisément fanatiser par des fables absurdes, et d’ailleurs ils se méfient beaucoup plus des Antisémites que des Juifs.

— Vous n’admettez donc pas que l’antisémitisme puisse devenir dangereux ?

— Si, en Pologne, en Galicie ou en Roumanie ; à Alger même si vous voulez : mais pas en France. Ce n’est là qu’un sentiment factice, et je vous en donnerai pour preuve que son origine n’est pas populaire, mais mondaine. Il est né dans les grandes cercles et sur les champs de courses. Ce qui naît là ne va pas loin.

Je suis demeuré un peu surpris. Mais Goethe a poursuivi, en s’échauffant peu à peu. Il pense que, quoiqu’il puisse arriver, les Juifs français n’ont rien à craindre. Il est certain, dit-il, que la France est au début de grandes luttes civiques. Mais si les curés sont vaincus, ils auront