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que son développement est continu, régulier, et ne résulte pas de la lutte pour la vie, mais de la stabilité d’un principe éthique. C’est cette stabilité, c’est la rigidité de cet « espace social à trois dimensions », qui régularise et régularisera toujours le progrès, l’élargissement de la spirale. Et jamais rien n’entrera dans les circuits de la courbe, qui ne soit compris dans ces trois dimensions ; — ou bien alors, la civilisation chinoise, la plus forte du monde, celle qui a formé l’homme moyen, le prototype de l’Être social, et possédé le maximum de vitalité nationale, n’existerait plus. Or, le contraire est prouvé par l’assimilation chinoise vers le Nord et le Sud de l’Asie, par l’extension de ce principe tentaculaire que la défaillance politique elle-même semble accroître et fortifier.

Le choc actuel entre l’Europe et la Chine aura — notre étude en donne raisons — des suites funestes pour l’Europe : « Nous travaillons en ce moment pour la Chine, » disait, il y a quelques mois, le ministre le plus clairvoyant qui soit au pouvoir en Europe. Ce fin diplomate a raison : encore devrait-il ajouter : « Nous travaillons contre nous-mêmes. »

La rencontre d’un mouvement rectiligne et d’un mouvement en spirale entraînera, pour tous les deux, des changements de direction. Considérons la chance la plus favorable à l’Europe : la rapidité de son mouvement infiniment supérieure à celle du mouvement adverse. Qu’adviendra-t-il ? La spirale, tout d’un coup, s’élargira d’autant plus que la vitesse du mouvement rectiligne l’emportera davantage. De plus, cet entraînement radial fini, les deux espèces de mouvement ne se continueront pas telles qu’auparavant, mais de leur contact persistant résultera un mouvement en spirale, d’un élargissement successif supérieur au premier. On fournira à la Chine, on la contraindra d’accepter, tout ce que le rapide développement de l’Europe a pu, grâce à ses individus supérieurs, produire plus tôt que la Chine. Tout cela, en dehors des spéculations philosophiques, peut s’adapter à l’âme chinoise ; et tout cela, une fois assimilé, rendra à la Chine de nouveaux moyens d’assimilation, auxquels rien, ni l’Europe, ni l’Amérique, ne résistera.

Ceci se sera pas pour demain, et l’Europe des chasseurs de richesse verra encore de beaux jours. Mais l’après-demain de l’Europe sera différent ; le vol de sa psyché sera alourdi par le plomb de la vie commode. Elle portera le poids de la Chine pratique. Icare ne tombera plus — mais aussi il ne s’élèvera plus, droit vers le soleil. Le Dragon à cinq pattes et au sombres ailes régnera. Et le rêve grandiose du dernier penseur européen ne sera point réalisé : l’Européen d’après-demain ne sera pas individu autonome ; il sera Chinois.

Alexandre Ular
Novembre 1900.
À la recherche des ruines de Karakoroum.
Vallée de la Selenga, Mongolie.