Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

combinaisons qu’en toute langue européenne on ne peut rendre que par des phrases.

Or, ce n’est point la langue qui, venue on ne sait d’où, produit le caractère psychique d’un peuple : c’est, au contraire, ce caractère qui se manifeste dans la langue par des procédés inconscients, donc sincères, et d’une façon immédiate, donc sans déformations.

Si, dans la langue, la possibilité des combinaisons psychiques est restreinte, il faut que, dans l’âme du peuple, la possibilité de ces combinaisons soit restreinte également. Il ne s’agit plus que de savoir où cette restriction apparaît, à quel degré et dans quelle direction elle se fait sentir. Un point est d’avance assuré : c’est que cette restriction n’apparaît point et n’existe point pour les Chinois eux-mêmes. Ce fait, d’une nécessité psychologique absolue, les pédants européens l’interprètent, comme indolence, indifférence, esprit rétrograde, décadence, paresse d’esprit… Rien n’est plus erroné. Pour comprendre la langue et ne pas simplement l’apprendre de mémoire, il faut une structure psychique capable de recevoir les combinaisons d’idées, dont la langue fournit l’expression. En d’autres termes, il faut l’esprit chinois pour manier pratiquement la langue chinoise. Par conséquent, il faut connaître la structure psychique chinoise pour juger théoriquement des mouvements psychiques dont cette structure détermine les bornes et les lois.

C’est la langue même qui permet de marquer les bornes jusqu’où s’étend la possibilité de combinaisons psychiques. — et, par là, de dessiner la structure extérieure de l’esprit chinois. La possibilité de combinaisons polysyllabiques s’arrête, en effet, au point où l’expression deviendrait incompréhensible. Et l’expression devient incompréhensible, soit quand sa formation comporte un procédé étranger à l’esprit chinois ; soit quand elle a trait à des faits ou idées tellement rares, qu’aucun des mots en usage n’y correspond. Or la langue est avant tout (particulièrement en Chine, où l’écriture ne symbolise point la langue, mais directement les idées) un moyen de communication entre plusieurs individus, c’est-à-dire un phénomène ethnologique ; par contre-coup et par surcroît, la langue devient le véhicule de faits psychiques. Mais puisqu’en chinois l’emploi des idées-mots est strictement lié à celui des mots-phrases consacrés par l’usage, il est clair que le cercle des combinaisons polysyllabiques possibles doit coïncider avec le cercle des nécessitée de la vie en commun. L’usage, phénomène social ne consacre que des choses de valeur sociale : il ne consacrera donc que des mots-phrases utiles à la vie sociale. L’individu isolé n’a pas besoin de langage. La langue ne se rapporte qu’à la vie sociale et à ses nécessités. Nous pouvons conclure des mots aux idées corrélatives : les combinaisons psychiques sont restreintes dans les limites de la vie sociale ; l’âme chinoise est enfermée dans le domaine de la vie sociale ; bref, le Chinois n’existe qu’en temps qu’être social.