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tion à un radical de préfixes, de suffixes, de désinences, de flexions, mais directement, par juxtaposition psychologique. Chaque articulation, en effet, quoique ne conservant pas partout la même signification psychique, en possède une dans tous les cas. C’est le contraire de ce qui se passe dans les langues européennes.

La syllabe ro, par exemple, dans une langue européenne, est absolument dépourvue de tout caractère psychique ; elle ne signifie rien : elle ne peut acquérir un sens, participer à un sens, que par sa combinaison avec d’autres. — En chinois, la syllabe li, à elle seule, constitue déjà un corrélatif psychique. Mais elle ne correspond pas toujours au même fait de conscience. Elle évoque, au contraire, un nombre considérable de faits variés, mais un nombre limité strictement : Elle peut signifier « une carpe », « une tuile cassée », « les bonnes manières », « une prune », etc. ; mais jamais elle n’évoque, ni à elle seule ni dans aucune combinaison, « un cheval », « un œuf ». « une boîte ». etc. Dans les langues européennes, au contraire, la syllabe « ro » peut, en de multiples combinaisons, participer à des significations diverses dont le nombre n’est pas psychologiquement limité : par exemple, en français : européen, roturier, robuste, carreau, aromatique, romain, etc. » Ainsi « ro », d’une part, ne signifie rien isolément, et d’autre part peut se trouver dans n’importe quel mot sans qu’on ait pour cela la moindre indication sur la signification de ce mot.

Aussi n’existe-t-il aucune relation psychologique entre les diverses syllabes que forment les mots polysyllabiques d’une langue européenne ; l’articulation « main » n’a psychologiquement rien à faire avec « ro » pour former « romain » ; de même « a », « ma » et « tique » n’ont aucune valeur psychologique distincte, en se combinant avec « ro » pour former aromatique » — d’où la possibilité des plus stupides calembours. En chinois, au contraire, dans chaque combinaison polysyllabique, chaque syllabe détermine psychologiquement le sens des autres : par exemple, la syllabe « li » ne signifie, nous l’avons vu, que trop de choses. D’autre part, la syllabe « yû », à elle seule, en signifie trop aussi, voulant dire tour à tour : « petite rivière », « une espèce d’oiseau ». « un poisson ». etc. Or la combinaison, non grammaticale, mais psychologique, des deux syllabes « li » et « yû » en un seul mot « liyû » ne peut signifier que : « la carpe ». La même syllabe « li » se combinant avec la syllabe « î » qui représente, entre autres idées, celle de « vie psychique », donne le mot « liî » qui ne peut signifier que « les bonnes manières ». — La même syllabe « î » en se combinant avec la syllabe « sse » qui représente, entre autres idées, celles de « soie », de « domestique » et d’ « affaire », donne le mot « îsse ». qui ne peut signifier que « opinion ». — La même syllabe « sse », en entrant en combinaison avec la syllabe « kong », laquelle représente, entre autres idées, celles de « travail », « seigneur féodal », « communauté », forme le mot « kong-sse » qui signifie uniquement : « syndicat ». Or, en théorie, d’après la signification primitive des syllabes qu’il unit, ce même mot pourrait signifier tout aussi bien : ou « soie pour le travail », ou « la soie du seigneur » ou « la soie pu-