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XXIII


Quand j’entends les cloches sonner et le glas frapper en gémissant, j’ai dans l’âme une vague tristesse, quelque chose d’indéfinissable et de rêveur, comme des vibrations mourantes.

Une série de pensées s’ouvre au tintement lugubre de la cloche des morts. Il me semble voir le monde dans ses plus beaux jours de fête, avec des cris de triomphe, des chars et des couronnes, et, par-dessus tout cela, un éternel silence et une éternelle majesté !

Mon âme s’envole vers l’éternité et l’infini et plane dans l’océan du doute, au son de cette voix qui annonce la mort.

Voix régulière et froide comme les tombeaux et qui cependant sonne à toutes les fêtes, pleure à tous les deuils, j’aime à me laisser étourdir par ton harmonie, qui étouffe le bruit des villes ; j’aime, dans les champs, sur les collines dorées de blés mûrs, à entendre les sons frêles de la cloche du village qui chante au milieu de la campagne, tandis que l’insecte siffle sous l’herbe et que l’oiseau murmure sous le feuillage.

Je suis longtemps resté, dans l’hiver, dans ces jours sans soleil, éclairés d’une lumière morne et blafarde, à écouter toutes les cloches sonner les offices. De toutes parts sortaient les voix qui montaient vers le ciel en réseau d’harmonie, et je condensais ma pensée sur ce gigantesque instrument. Elle était grande, infinie ; je ressentais en moi des sons, des mélodies, des échos d’un autre monde, des choses immenses qui mouraient aussi.

Ô cloches ! vous sonnerez donc aussi sur ma mort, et une minute après pour un baptême ; vous êtes donc une dérision comme le reste et un mensonge comme la vie, dont vous annoncez toutes les phases : le baptême, le mariage, la mort. Pauvre airain, perdu et penché au milieu des airs, et qui servirait si bien en lave ardente sur un champ de bataille ou à ferrer les chevaux…


Gustave Flaubert


FIN