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tout ce qui est. Tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la verdure, les fleurs, et tu es triste quand elles se fanent ; tu aimes ton chien, tu pleures quand il meurt ; une araignée arrive à toi, tu recules de frayeur ; tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre, et lorsque ta pensée s’enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as peur du doute.

Tu te dis libre, et chaque jour tu agis poussé par mille choses, tu vois une femme et tu l’aimes, tu en meurs d’amour, es-tu libre d’apaiser ce sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce cœur, d’apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? mille chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves t’arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te choque, et durant ta vie tu as de l’aversion pour cet homme que tu aurais peut-être chéri s’il avait eu le nez moins gros. Tu as un mauvais estomac, et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s’enchaînent aussi fatalement d’autres séries de faits, d’où d’autres dérivent à leur tour.

Es-tu le créateur de ta constitution physique et morale ? Non, tu ne pourrais la diriger entièrement que si tu l’avais faite et modelée à ta guise.

Tu te dis libre parce que tu as une âme ? D’abord c’est toi qui as fait cette découverte que tu ne saurais définir, une voix intime te dit que oui ; d’abord tu mens : une voix te dit que tu es faible et tu sens en toi un immense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sûr ? qui te l’a dit ? Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été le maître de l’avoir fait ; mais, pour être maître, il faudrait n’avoir aucun penchant. Es-tu maître de faire le bien, si tu as le goût du mal enraciné dans le cœur, si tu es né avec de mauvais penchants développés par ton éducation ? et si tu es vertueux, si tu as horreur du crime, pourras-tu le faire ? Es-tu libre de faire le bien ou le mal ? puisque c’est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux faire le mal.

Ce combat est la lutte de ces deux penchants et si tu fais le mal, c’est que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus forte a eu le dessus. —

Quand deux hommes se battent, il est certain que le plus faible, le moins adroit, le moins souple, sera vaincu par le