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Écoutez ce beau récit légendaire que m’a fait un boutiquier du voisinage un jour après le fameux coup de canon : « Hier — me dit-il d’une voix sombrée — à minuit, quelqu’un vint frapper à la porte du couvent. Un moine au dedans cria : « Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? » Et l’homme répondit : « Nous sommes 300, tous étudiants armés et nous voulons aider la Révolution. Mais nous ne pouvons rester dehors, car nous serions découverts. Vous devez donc nous accueillir chez vous, pour cette nuit. De gré ou de force, nous entrerons chez vous. » Les moines consentirent. Le lendemain, à 10 heures 1/2, les étudiants, ayant vu les bataillons alignés sur les bastions, envoyèrent trois des leurs pour parlementer avec les chefs de la division des troupes et leur dire : « Nous désirons mesurer votre vaillance avec « la vôtre. Mais pas avant 11 heures. » Le commandant répondit : « Accepté ! » Et à midi, ajouta mon boutiquier, le canon tonna. »

Voilà comment se forment les légendes. Le fait est que, dans le couvent, il ne fut trouvé qu’une trentaine de capucins. Pas un soupçon de trésor, pas un insurgé, pas une arme ! Le boulet blessa deux capucins et les autres, à demi-morts de terreur, furent arrêtés et, sous une forte escorte de cavalerie, dirigés vers la préfecture.

Le lendemain, j’assistai devant le théâtre Manzoni au défilé interminable des prisonniers que la prison San-Fedele ne pouvait plus contenir et qu’on conduisait au Castello. Trois par trois, les poings liés, ils marchaient au pas entre des cavaliers, l’épée dégainée, et des rangs de carabiniers. Les officiers à cheval, les yeux exorbités, le revolver au poing, écartaient la foule… l’air d’escorter de la dynamite. Je reconnus en tête le député radical De Andreis et Turati. Le premier, directeur de la compagnie Edison, et l’un de nos meilleurs ingénieurs électriciens, devait probablement songer à cette malencontreuse carte de Milan trouvée dans sa poche, et qu’on avait considérée comme le plan du complot. De Andreis, maigrichon avec une tête d’épervier sur un faisceau de nerfs, marchait en tanguant un peu. Turati, lui, songeait peut-être à l’absurdité de cette révolution. Il prévoyait que le progrès du collectivisme en serait retardé. Il songeait, probablement, à l’impossibilité de triompher par la révolution, en une capitale moderne, où il y a de larges rues symétriques pour les charges de cavalerie, des dallages trop solides pour les souleveurs de pavés, des téléphones et 9.000 fusils dernier modèle ! Engels l’avait proclamé.

Ici, je vous donnerai en deux traits la silhouette du célèbre député socialiste et celle de sa compagne Anna Koulishof. Filippo Turati est fils d’un préfet lombard ; avocat au barreau milanais, il écrivit un seul opuscule « Le monopole de l’homme », (où il étudie l’absurde abaissement de la femme) qui le fit connaître.

Il porte la barbe en collier très noir sous le menton. Les cheveux touffus et plantés très bas sur le front. Il a les yeux pensifs et rare-