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fillette : elle vient de lire sur les visages hautains de ses parents l’explication de tout ce qu’elle voit. Elle pense que ces êtres chargés de chaînes, gardés par des soldats en armes, sont d’une autre nature que les hommes de son monde ; que ce sont des méchants, avec qui l’on est contraint d’agir aussi durement qu’on le fait. Au contraire, par une inspiration divine, le petit garçon a compris que c’était là des hommes comme lui, comme tous, des hommes à qui l’on avait fait un mal qu’on ne devait pas leur faire. Et son âme est envahie de pitié pour eux, d’horreur pour ceux qui les persécutent. Cette page émouvante, que nous devons à la fois à l’habileté de l’artiste et à la volonté du moraliste, n’a pas été traduite par M. de Wyzeva. Il avait trop grande hâte sans doute d’achever une besogne qui lui donnait, comme nous le verrons, tant de raisons de mauvaise humeur. Parfois il nous met dans le cas de trouver sa négligence affectée ou de douter de son goût littéraire ; car il paraît avoir traduit avec une insouciance particulière deux scènes qui sont parmi les plus belles du roman : celle de la gare, où Katioucha, suivant les wagons en marche, attend, toute palpitante, que la vitre d’un compartiment s’abaisse enfin devant Nekhloudov : celle des adieux du prince et de sa protégée. Ici, il est cependant manifeste que la moindre parole de Nekhloudov et de Katioucha devait être rendue avec une scrupuleuse exactitude, car des motifs secrets les empêchent tous deux d’achever leur pensée et les quelques paroles qu’ils échangent sont les seuls indices que nous ayons de leurs sentiments intimes. « Adieu, dit Katioucha, si bas qu’on l’entendit à peine. » Pour ce mot décisif, M. de Wyzewa a pensé qu’ « un ton résolu » convenait mieux à l’héroïne. Tous les détails de la scène sont à ce point dénaturés. Le traducteur est quelquefois puni de sa précipitation par le plus franc ridicule. Un paysan se plaint du temps présent. « C’est pis que du temps de la corvée », dit-il. Traduction de M. de Wyzewa : « C’est bien pis que du temps des défuntes demoiselles. » Je vais essayer de faire comprendre au lecteur français la drôlerie de cette confusion. Corvée se dit en russe : barstchina, demoiselle barynia. M. de Wyzewa n’a pas eu le temps de s’apercevoir qu’il avait mal lu. Mais voici le châtiment. J’ai lieu de croire que M. de Wyzewa est un excellent catholique. Il sera donc puni comme il le mérite de la hâte et de l’irréflexion avec lesquelles il a traduit Résurrection en apprenant qu’il n’a pas reconnu dans la bouche d’un paysan ce verset de l’Évangile : « Personne ne vit jamais Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père est celui qui nous l’a fait connaître » : car je ne pense pas que M. de Wyzewa ait prétendu sciemment substituer sa propre interprétation aux interprétations communément admises en écrivant : « Personne n’a jamais vu Dieu ! C’est son fils unique, siégeant au sein du Père qui l’a dit ! »

S’il supprime mal à propos des passages entiers de Tolstoï, M. de Wyzewa se laisse aller, par coquetterie littéraire, à ajouter au texte original des détails, des nuances, des observations qui lui paraissent